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Clarté Document

Clarté Document N°1

Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art
Spartacus

Deux conférences de Bob Claessens

Bob Claessens

Bob Claessens

Sommaire

Introduction

Issu de la bourgeoisie libérale anversoise, militants communiste de 1934 à sa mort, Claessens fut secrétaire régional pour Anvers de la section belge du Secours Rouge International, et finalement membre du Comité exécutif du SRI en Belgique. Avocat, il plaide dans tous les procès politiques. C’est pour le SRI qu’il part en 1937 en Espagne avec mission d’unifier l’aide sanitaire et de rationaliser le service de santé militaire (un de ses deux parrains au Parti, Pierre Ackerman, commissaire politique de la 12e Brigade Internationale, tombe à ce moment sur le front de Madrid). Claessens participe au travaux du Bureau Européen du SRI en 1937, à Paris, et devient secrétaire international de l’organisation. Arrêté par le Gestapo en juin 40, il est détenu à Breendonck puis déporté à Neuengamme (où il commença son œuvre de conférencier au profit de ses co-détenus), puis à Dachau. A la libération, il collabore au journal du Front de l’Indépendance où ses articles sur l’art sont remarqués, plaide et travaille dans le cabinet d’un ministre communiste jusqu’en 46. En 47, il devient responsable des intellectuels du Parti. En 48, il est élu au Comité central et devient responsable à l’appareil de propagande : c’est lui qui écrit la biographie de Julien Lahaut après son assassinat. Il donnera dès lors libre cours à son éclatant talent de conférencier devant des salles combles d’où sortira le Cercle d’Education Populaire. En 56-57, c’est son fameux cycle de conférences sur le matérialisme dialectique. Le succès populaire de ses conférences amena la RTBF à l’inviter pour des causeries sur la peinture à la radio et à la télévision à partir de 1963. En 1969, Claessens publie son chef d’œuvre : Notre Breughel. Il aura le temps d’en mesurer le succès avant de mourir le 7 août 1969.

Qu’est-ce qu’une œuvre d’art a été publié en brochure (Fondation Bob Claessens, Bruxelles, 1972). Spartacus a été publié dans « Me suis-je bien fait comprendre » recueil de conférences de Bob Claessens annoté et présenté par Colette Fontaine (Fondation Bob Claessens et les Editions du Cercle d’Education Populaire, Bruxelles, 1979). Spartacus a déjà été publié en deux livraisons dans Clarté N°4 et 5. Colette Fontaine a écrit une excellente biographie de Bob Claessens : Bob Claessens – Le temps d’une vie… (Fondation Bob Claessens et les Editions du Cercle d’Education Populaire, Bruxelles, 1977).

Bob Claessens

Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art

Je voudrais d’abord m’excuser auprès de vous des paroles beaucoup trop flatteuses qui ont été prononcées à mon égard par notre estimable et estimé président.

Je voudrais vous dire ensuite combien je suis heureux de me retrouver dans cette salle et parmi vous. Nous sommes beaucoup moins nombreux que la fois dernière. La faute en est aux événements que vous savez et j’admire profondément que, malgré l’absence de moyens de transport, vous soyez cependant présents. Je vous en remercie vraiment de tout cœur.

Aussi bien le sujet que je vais traiter ce soir est-il un sujet qui me passionne tout à fait particulièrement. Car, au fond, quand on s’occupe de critique d’art ou d’histoire de l’art, quels sont les éléments en présence ? Qu’est-ce que la critique d’art ? Eh bien, la critique d’art est un mouvement de l’esprit qui part d’un élément objectif — cet élément objectif, c’est une œuvre d’art — puis se sert d’un élément subjectif pour analyser cette œuvre d’art. Cet élément subjectif est alors composé, par exemple, des idées philosophiques valables à l’époque, des idées esthétiques valables à l’époque... et chacun sait que ces idées esthétiques et ces idées philosophiques dépendent elles-mêmes des situations sociales du moment. Il est évident qu’un critique d’art à Athènes, à l’époque de Périclès, avait une conception générale de l’art entièrement différente de celle qu’en avait, par exemple, un critique d’art bourgeois hollandais du XVIIe siècle, et différente, par conséquent, de celle que nous pouvons en avoir aujourd’hui.

Un troisième élément entre en jeu : c’est un élément psychologique, celui-là. C’est le goût personnel, la sensibilité personnelle du critique, qui va lui permettre d’émettre, sur l’œuvre considérée, un jugement de valeur.

Voilà en somme les éléments de la critique d’art.

Vous vous apercevrez que c’est exactement le cont­raire qui se passe lorsque l’on fait de l’esthétique. Lors­que l’on fait de l’esthétique, on commence par une con­ception philosophique générale du monde ; on en déduit une idée générale sur le problème de la beauté et, dans le meilleur des cas, lorsque l’esthéticien n’est pas entière­ment dans les nuages, mais qu’il a encore le moindre contact avec la réalité terrestre, on applique ce jugement esthétique à l’une ou l’autre œuvre d’art. C’est-à-dire exactement le mouvement contraire.

Lorsque je vous dis que la critique d’art se compose de trois éléments : l’un objectif, l’œuvre d’art ; l’autre subjectif, les vues générales sur la philosophie et la beauté dans la société où vit le critique ; et enfin, d’un élément psychologique qui est le tempérament propre à ce critique, la première question qui se pose est celle-ci :

Cette œuvre d’art, cet élément objectif dont le critique va partir, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que l’œuvre d’art.

Nous croyons tous savoir ce qu’est une œuvre d’art, bien sûr. Mais, est-ce que vous avez déjà essayé de définir cela ? C’est horriblement difficile. C’est curieux : plus une notion semble généralement connue et plus il est difficile de la définir.

Je vais vous poser une colle.

Expliquez-moi, s’il vous plaît, ce que c’est un homme. J’entends : un être humain. Je suppose que vous savez tous ce que c’est un être humain. Mais avez-vous déjà essayé de voir ce qui distingue cet être humain d’un singe, par exemple, de dire avec précision, avec une précision totale, ce qu’est un être humain ? Horriblement difficile. Et je suis bien convaincu que si j’interrogeais sur cette question un catholique, un marxiste, un tenant de Darwin, nous obtiendrions de l’homme des défini­tions singulièrement différentes l’une de l’autre.

Or, il en va à peu près de même d’une œuvre d’art. Tout le monde sait ce que c’est. Rares sont ceux qui peuvent nous dire exactement ce que c’est.

Vous me demandez donc de vous donner une défini­tion. C’est exactement là le problème qui m’est posé. Alors, esprit philosophique, je me demande évidemment ce qu’est une définition, c’est-à-dire comment arrive-t-on à une définition. Et je me rends compte qu’il y a deux moyens d’arriver à une définition. L’un de ces moyens s’appelle la méthode analytique ; l’autre s’appelle la méthode synthétique.

Je m’explique. (Si jamais vous éprouviez la moindre difficulté pour les termes que j’emploie, je vous en prie, faites-moi un petit signe : je tâcherai d’être clair. Car j’adore être compris et je crois que le premier devoir d’un conférencier est de se faire comprendre).

La méthode analytique : c’est la plus longue, c’est la plus sûre. Si nous voulions définir ce que c’est qu’une œuvre d’art, nous ferions ceci : vous savez que pour qu’une définition soit valable, il faut que chacune des caractéristiques qu’elle énonce appartienne à l’objet que l’on veut définir ; il faut qu’elles y soient toutes ; mais il faut qu’elles soient toutes communes à toutes les œuvres d’art. Je peux donc procéder comme ceci : entouré d’une équipe d’un bon millier de collaborateurs, je puis examiner toutes les œuvres d’art de la terre et je puis faire inscrire par ces collaborateurs, sur un petit papier, toutes les caractéristiques de chacune de ces œuvres d’art. Ceci fait — qui n’est pas un mince boulot, vous vous en rendez compte — il ne me reste qu’à mettre toutes ces caractéristiques l’une à côté de l’autre et à biffer toutes celles qui ne se trouvent pas dans toutes, dans chacune de ces fiches. Est-ce que vous comprenez ? Alors, j’ai une définition absolument parfaite d’une œuvre d’art. Je trouverai, par exemple, un de mes collaborateurs qui aura examiné le retable de l’ Agneau Mystique et qui aura mis : c’est un panneau en bois de autant de centimètres sur autant de centimètres. Je biffe immédiatement, puisque dans la fiche consacrée à la Vénus de Milo, je ne trouverai pas que c’est un panneau en bois. Je ne garderai que ce qui est à la fois vrai pour la Vénus de Milo et pour le retable de l’ Agneau Mystique . C’est très clair.

Lorsque je les aurai tous, et rien que ceux-là, j’aurai une définition. Ce travail entrepris de cette façon, menace d’être fastidieux. C’est pourquoi, on a imaginé pour une définition, une autre méthode que l’on appelle la méthode synthétique, et qui consiste en ceci : je prends la définition, la catégorie (je m’exprime philosophiquement, n’est-ce pas) — la catégorie la plus large dans laquelle je puisse inscrire une œuvre d’art. Puis, je réduis de plus en plus. Et j’arrive enfin à ce qui est exactement une œuvre d’art.

Alors, j’ai une question à vous poser. Etes-vous d’accord que nous jouions à ce jeu ensemble ? Eh bien, si oui, nous allons le faire.

Est-ce qu’il existe des œuvres d’art qui sont faites par des êtres qui ne sont pas des hommes?

Voilà bien la question la plus générale que je puisse me poser. Et je ne plaisante pas du tout. Je le dis peut-­être d’un ton de plaisantin, mais je suis extrêmement sérieux, remarquez. En effet, certains savants vont aussitôt me dire : oui ! certain pluvier — le pluvier est un oiseau — qui, au moment de la parade, prépare pour sa femelle un petit nid particulièrement douillet, comme fait un homme vraiment épris, et devant ce petit nid, dessine une espèce de jardin, qu’il va orner de fragments de plumes, de fleurs qu’il coupe et qu’il repique dans la terre, de petits cailloux brillants, etc. Et de dire que c’est une œuvre d’art. On va me donner un deuxième exemple et on va me dire : lorsque nous observons les termites — vous connaissez tous les termites — nous nous apercevons à un moment donné que ces sympathiques insectes se réunissent en bande, se mettent d’une certaine façon, toujours la même, et puis se livrent à des mouvements rythmiques assez semblables à une danse collective. Le termite danse. Par conséquent, cette danse est une œuvre d’art.

Je ne suis pas persuadé, parce que, lorsque j’étudie les religions — ce qui est aussi un de mes dadas — j’entends certaines personnes très croyantes m’expliquer que cette danse des termites n’est pas le moins du monde une danse, mais une prière, une forme de vénération envers le créateur de toute chose. Je ne doute pas qu’un autre me trouvera une quatrième, une cinquième, une douzième explication de cette danse des termites... Pour la facilité, nous exclurons de la définition de l’œuvre d’art, la danse des termites et le nid du pluvier.

Et nous dirons qu’une œuvre d’art est un produit de l’industrie humaine.

Aussitôt de me demander si tous les produits... (la méthode que je vous indique est valable pour tout : vous pouvez définir n’importe quoi de cette façon ; je puis vous la recommander : c’est une méthode parfaite)... si tous les produits du travail humain sont des œuvres d’art.

Aussitôt, je m’aperçois qu’il existe pour l’homme trois espèces de travail : il existe le travail théorique, le travail pratique et le travail poétique. Mais, ces mots étant employés par des philosophes — car les esthètes sont des philosophes — ils nécessitent une explication. Il faut d’abord se mettre d’accord sur les mots, sinon on ne se comprend plus du tout.

Mais nous n’avons pas d’autre façon de communiquer — au cours d’une conférence à tout le moins — que par le truchement des mots. Vous verrez tout à l’heure que je puis communiquer avec vous par un tout autre tru­chement que les mots : par exemple en peignant un tableau. Mais comme nous n’avons pour l’instant que les mots à notre disposition, le mieux est que nous nous mettions d’accord sur leur signification.

On appelle travail théorique le travail par lequel un savant essaie de formuler des lois générales, telles qu’elles apparaissent dans les phénomènes. Lorsque Newton, mollement étendu au pied de son pommier, a vu une pomme se détacher de l’arbre et tomber par terre et a formulé la loi de la gravitation universelle, il s’est livré à un travail théorique. Lorsque Einstein formule la loi de la relativité ou lorsque Langevin et Einstein formulent la loi de la mutation, de la transformation de la matière en énergie, ils se livrent à un travail théorique.

On n’appelle pas en philosophie "travail pratique" le fait de fabriquer ce verre, par exemple, mais toute réflexion ayant pour but de formuler des règles de morale. C’est drôle, mais ça s’appelle vraiment comme ça. C’est pourquoi le traité de morale de Kant, du grand philosophe allemand Emmanuel Kant s’appelle : Kritik der Praktische c’est-à-dire Critique de la raison pra­tique , c’est-à-dire de la raison morale. Une œuvre d’art peut proposer une solution morale. Mais ce n’est pas là son but essentiel et, en tout cas, elle ne formule pas une règle générale. Donc, ce n’est pas là non plus une œuvre d’art.

Qu’est-ce que le travail poétique ? Pour un philosophe, le travail poétique — du grec poiein , ce qui veut dire transformer — est tout travail par lequel une matière première se trouve transformée par le travail de l’homme. Est-ce clair ? Par conséquent, l’homme qui a pris du sable, de la silice et de la chaleur, qui a fait ce verre et l’a soufflé, a fait du travail poétique. Est-ce que vous me comprenez bien ?

L’œuvre d’art est, nous le constatons, le fruit d’un travail  poétique, c’est-à-dire d’un travail par lequel une matière première, quelle qu’elle soit, a été transformée en un produit quel qu’il soit. Que cette matière soit de la couleur, de la toile, un collage de timbres-poste, un de ces tableaux faits avec des bagues de cigares, un poème dont la matière première ce sont des mots, une symphonie dont la matière première ce sont des bruits, des vibrations de l’air... Aucune importance, il s’agit d’un travail de transformation d’une matière première, donc d’un travail poétique.

Ah mais ! Je suis déjà très loin. Je peux dire que l’œuvre d’art est le produit du travail poétique de l’homme. C’est déjà quelque chose.

Est-ce que tout travail poétique de l’homme produit une œuvre d’art ?

Ici, je me trouve aussitôt devant une discussion. En effet, il y a deux espèces de travail poétique : il y a le travail conscient et il y a le travail inconscient. Un fou peut parfaitement modeler avec sa mie de pain un objet quelconque. Est-ce que je me trouve devant une œuvre d’art ? Eh bien, les savants ne sont pas d’accord. Les uns disent oui, les autres disent non. Maintenant, nous devons choisir. Obligés de choisir, choisissons et disons que — encore que vous pouvez parfaitement me démon­trer le contraire — disons que nous ne considérerons comme œuvre d’art que les œuvres d’art faites par des hommes normaux. J’entends "normaux" au point de vue spirituel. Je puis aussi dire que l’œuvre d’un fou est parfaitement une œuvre d’art, je n’y attache aucune importance. Mais, pour la facilité de ma définition, je vais dire qu’il s’agit du travail conscient. Je puis d’ailleurs supprimer cette partie de mon analyse, si vous le voulez. Ma définition n’en sera que plus courte. Mais prenons la plus longue et disons : l’œuvre d’art est le produit du travail poétique conscient de l’homme. Ça commence à prendre figure.

Est-ce que le produit de tout travail poétique conscient est une œuvre d’art ?

Non, n’est-ce pas. J’ai ici devant moi cette boîte d’allumettes … je ne dirai pas ce cendrier, parce que celui-là a des prétentions — mais ce verre d’eau, par exemple, et mon appareil acoustique : une merveille de technique, mais ce n’est pas là une œuvre d’art.

Ah mais ! Ici, je suis au nœud du problème : qu’est-ce qui distingue ce cendrier qui prétend être une œuvre d’art de cet appareil qui ne prétend pas en être une ? Qu’est-ce qui distingue ce verre qui n’est pas une œuvre d’art d’un verre qui en serait une ? Ce n’est pas le fait que je puisse boire dedans. C’est autre chose. Quoi ? Ici, il nous faut longuement réfléchir et quand nous aurons longuement réfléchi (on a réfléchi pour vous, vous savez...), nous constaterons que ce qui fait la différence entre ce verre qui est une œuvre d’art et le verre qui n’en est pas une est le fait que ce verre qui n’en est pas une, que cet appareil acoustique ne m’apprennent rien, rien, sur la sensibilité du Monsieur qui les a faits ; mais que l’œuvre d’art m’apprend quelque chose sur la sensibilité de son auteur. Cherchez... C’est vraiment ça.

Des lors, je dis que l’œuvre d’art est le produit du travail poétique conscient de l’homme, lequel produit m’apprend quelque chose sur la sensibilité de son auteur.

Est-ce que tout produit qui... etc... (je ne répète pas vingt fois cette définition)... est une œuvre d’art ?

Je réfléchis et je me dis : le petit Louis est amoureux de la petite Marie. Je le sais. Pourquoi est-ce que je le sais ? Mais parce qu’il ne peut pas voir un arbre sans graver un cœur percé d’une flèche dans cet arbre. Par conséquent, ce cœur percé d’une flèche qui est, je vous assure, le produit du travail poétique conscient du petit Louis et qui m’apprend sur les sentiments du petit Louis bien des choses... Eh bien, pourtant, ce n’est pas une œuvre d’art. Soyons justes ! Pourquoi pas ? Est-ce que vous vous êtes déjà demandé pourquoi ? Ne me dites pas parce que ce n’est pas beau. Aucune importance. Il y a des tas d’œuvres d’art que moi je trouve abominables, mais qui sont néanmoins des œuvres d’art, de mauvaises, des navets, mais des œuvres d’art au point de vue de la définition. Où gît la difficulté ? Elle gît ici : ce n’est pas à la forme du cœur, ce n’est pas au tremblement de la main, ce n’est pas à ce cœur lui-même que je dois de savoir que le petit Louis est amoureux. Je sais qu’il est amoureux parce que c’est justement un cœur percé d’une flèche qu’il a dessiné. C’est-à-dire que le petit Louis a employé quelque chose dont nous étions convenus d’avance. Est-ce que vous me comprenez ? Lorsqu’un soldat envoie à sa petite amie, dans une enveloppe de cellophane, une feuille séchée de myosotis … « Vergiss mich nicht » ... oh ! elle comprend tout de suite qu’il lui demande de ne pas l’oublier : « he said it with flowers... » Il l’a dit avec des fleurs, auxquelles fleurs on a prêté d’avance, conventionnellement, un langage. Est-ce que vous comprenez ? Lorsque le jeune Peter, il y a quelques années (heureusement, elles sont passées) a dessiné des svastikas (croix gammées) sur tous les murs de Berlin, on savait qu’il aidait son Führer, mais ce qu’il dessinait n’était pas des œuvres d’art. Ce qu’il faisait, c’était se servir d’un symbole. Est-ce que nous sommes bien d’accord ? Un symbole s’appelle en esthétique une allégorie, aussi curieux que cela puisse paraître.

Maintenant, j’en reviens à ma définition de l’œuvre d’art : l’œuvre d’art doit m’apprendre sur la sensibilité de l’artiste quelque chose par elle-même et non par le truchement d’une allégorie dont nous sommes convenus d’avance. Est-ce que nous sommes clairs, cette fois ? Et alors la définition de l’œuvre d’art est celle-ci : L’ŒUVRE D’ART EST UN PRODUIT DU TRAVAIL POÉTIQUE CONSCIENT DE L’HOMME, DIRECTEMENT OU DE FAÇON IMMÉDIATE — je veux dire NON MÉDIATE — ELLE NOUS APPREND SUR LA SENSIBILITE DE SON AUTEUR QUELQUE CHOSE QU’IL TENAIT À NOUS RÉVELER. Voilà. Voilà ce que c’est, très exactement, qu’une œuvre d’art. Cela a l’immense avantage, comme définition, de les englober absolument toutes. En effet, il n’y a pas une seule œuvre d’art au monde qui n’entre dans le cadre de cette définition. Et cela a, en outre, l’avantage de ne s’appliquer à rien qui ne soit une œuvre d’art. Et c’est exactement cela une définition parfaite. Seulement cette définition peut peut-être figurer dans un dictionnaire de philosophie... À y réfléchir de plus près, on peut encore dire bien autre chose sur l’œuvre d’art. Et si vraiment je vous disais : Mesdames, Messieurs, vous êtes charmants d’être venus. Maintenant, rentrez chez vous... et à pied encore... vous pourriez dire que j’ai un peu abusé de votre patience et que je n’en ai vraiment pas assez dit.

Prenons notre définition. L’œuvre d’art est le produit du travail — du travail poétique de l’homme. Qu’est-ce que cela implique? Cela implique qu’il y ait matière première et cela implique qu’il y ait instrument de travail. C’est extrêmement important. Car cela m’apprend quoi ? Que l’œuvre d’art dépend en très grande partie des matériaux qui sont à la disposition de l’artiste. Je dirai plus : un artiste qui ne sait pas se servir de ses matériaux, qui n’a pas le respect de sa matière, est certainement un mauvais artiste. Je vais m’expliquer : les sculptures égyptiennes, surtout celles de la IVe dynastie, sont des œuvres d’art particulièrement admirables. Pourquoi ? Parce qu’elles ont été faites dans une matière particulièrement difficile à travailler qui s’appelle la diorite et qui est la pierre la plus dure qu’on puisse imaginer. Et que le sculpteur n’avait à sa disposition aucun instrument de métal. Vous pouvez dès lors vous demander : mais bon dieu de bon sang, comment a-t-il fait cette statue ?! Et encore, dans la pierre la plus dure qui existait au monde ! Eh bien, aussi incroyable que cela paraisse, il l’a faite au papier de verre, c’est-à-dire à l’abrasif : il suffit de frotter assez longtemps, avec assez de courage... Donc, de la diorite, un abrasif et de l’huile de bras. C’est çà. Voilà quels étaient les matériaux à la disposition du sculpteur égyptien. Une partie de la beauté, j’entends de la beauté des sculptures grecques, c’est d’avoir tenu compte, un compte parfait de ces trois éléments. Vous comprenez ce que je veux dire ? Le poids, la simplicité... tout ce qu’il faut, mais rien du trop, parce que tout de même, l’huile de bras... Ce sont des sculptures parfaites. Le monsieur qui, disposant d’instruments trop parfaits, fabrique d’un bloc de mar­bre de Carrare, une dame habillée d’une robe de den­telle et me montre en marbre cette dentelle et encore pas — sur elle — ce qui n’est qu’un petit travail de guillo­chage — mais en faisant, par exemple, faire un petit mouvement comme ça à la jupe, de façon qu’il doive m’ajourer un morceau de marbre qui tient par un mira­cle d’équilibre... C’est une horreur du point de vue esthétique. C’est une horreur ! Pourquoi ? Parce qu’il y a ce que nous appelons en esthétique : impropriété. On appelle impropriété en esthétique le fait de faire de la dentelle en marbre de même qu’il est impropre de faire un sabre en papier. Mais alors, je me mets à examiner les œuvres d’art sous cet angle et je m’aperçois d’une chose extraordinaire, c’est que plus les matériaux mis en œuvre l’un en face de l’autre sont difficiles et plus le peintre ou le sculpteur arrivent à faire des choses belles. Je vais tâcher de vous donner un exemple.

Je suis entré dans la grotte de Lascaux cet été. J’ai été saisi d’abord par un émerveillement tel que mes genoux se sont mis à trembler. C’est rigoureusement exact. C’est une des choses les plus prodigieuses que j’aie vues de ma vie. De ma vie. Et puis, je me suis rendu compte que cela est fait sur une paroi de calcite blanche avec des couleurs qui sont le noir, un rouge brun et le blanc. C’est fantastique : ces hommes ont fait ça avec trois couleurs qu’ils ont mélangées dans de la graisse d’animal et qu’ils ont frottées sur cette paroi avec des morceaux de bois et avec leurs mains. Et ils ont fait des chefs-d’œuvre tellement beaux que certains philosophes, allant peut-être un peu trop loin, tout de même, ont dit : Dans la grotte de Lascaux, il y a 20.000 ans, le peintre a dit tout ce qu’il y avait lieu de dire. C’est vrai. Nous nous trouvons en présence d’une œuvre d’art parfaite et nous nous  rendons compte que, depuis, on n’a jamais fait quelque chose de plus beau. On a fait des tas de choses aussi belles. Pas plus belles. Cela m’apprend déjà deux choses : la première, c’est qu’il n’y a pas de perfectionnement de l’œuvre d’art. Nous ne savons pas mieux peindre aujourd’hui que ne le faisait Rubens, ni qu’on ne le faisait à Lascaux. Il n’y a pas de doute. L’art ne se perfectionne pas. C’est ce qui le différencie totalement de la science — pas de la technique, de la science. Un harpon des Iles Marquises, ce harpon admirable qui a cette forme-là et que vous pouvez lancer comme vous voulez sur un requin — vous le harponnerez toujours — est, au point de vue technique, une perfection aussi absolue que le Tupolev 104, n’est-ce pas, le plus bel avion à réaction du monde. Et je dirai même que probablement, dans quelques années, nous dirons que le harpon est plus beau que le Tupolev, puisqu’on aura probablement fait un plus bel avion et qu’on n’a jamais fait on meilleur harpon. Est-ce que vous me comprenez ? C’est formidable quand on y réfléchit. Et je continue, et je regarde les peintures romanes. Je vais, par exemple, en France, à l’église de St-Savin ou je vais à Bruges, à l’église du St-Sauveur, où l’on vient de mettre au jour des peintures romanes qui étaient dans une tombe dans le transept (allez-y, ça vaut la peine ; nous n’avons pas tellement de peintures romanes en Belgique) et je m’aperçois que les gens se servaient de quatre couleurs... Et c’est parfait. Je prends un autre exemple je regarde les tapisseries. Mais l’exemple est beaucoup plus frappant : tant que l’on a eu très peu de couleurs, on a fait des tapisseries admirables ; le jour où l’on a découvert toutes les nuances que vous vouliez dans les tapisse­ries, c’est fichu : il n’y a plus de belles tapisseries. L’art de la tapisserie a dégénéré. Mais j’en viens à constater que plus les moyens dont je dispose sont pauvres et plus je fais de belles œuvres d’art. Et j’en arrive à cette chose énorme, à comprendre une phrase étonnante de Jean Cocteau qui écrit : « Un peintre a toujours trop de couleurs sur sa palette, un musicien toujours trop de notes dans sa gamme et un écrivain trop de mots dans son vocabulaire. » Cette histoire de vocabulaire est vraie : je me mets à compter le nombre de mots dont se sont servis les artistes et je m’aperçois que les plus belles tragédies qui ont jamais été écrites en français, celles de Racine, sont aussi les œuvres écrites en français dans lesquelles il y a le moins de mots.

J’en viens à constater que ce qui compte dans une œuvre d’art, ce n’est pas le matériau dont je dispose, mais c’est la perfection avec laquelle j’ai employé ce matériau. Vous voyez que la définition, pour peu qu’on y réfléchisse, nous ouvre des perspectives étonnantes sur ce qu’est l’œuvre d’art.

Je continue si vous permettez :

Donc, le travail poétique de l’homme qui nous apprend quelque chose sur sa sensibilité, etc... Qui nous apprend quelque chose. Non point qui apprend quelque chose à l’artiste, mais à nous. Mais alors : une œuvre d’art, c’est un dialogue, n’est-ce pas ? Puisqu’il y a ce qu’il a dit et moi qui ai compris. C’est exact : toute œuvre d’art est un dialogue.

Je vois d’ici des artistes... J’en ai vu, un, un jour, au cours d’un débat, qui est venu me dire : « Ah non ! L’œuvre d’art, c’est quelque chose que je fais pour moi, et pour moi seul. » C’est de la blague... Moi, j’aurais pu être méchant — ce n’est pas mon caractère — mais j’aurais pu lui demander : « Mais Monsieur, pourquoi m’avez-vous écrit cette gentille lettre pour me demander de venir voir ce que vous faisiez ? » J’aurais pu être plus méchant encore : j’aurais pu lui dire : « Mais Monsieur, pourquoi avez-vous payé autant de centaines de francs par jour pour louer une salle d’exposition alors que vous saviez bien que vous ne vendriez pas de quoi cou­vrir ces frais ?... Vous avez montré ce que vous avez fait, par conséquent, vous avez cherché un interlocuteur. » Et l’on me dit : et les gens qui écrivent leurs journaux intimes ? Est-ce que ces gens qui écrivent leurs journaux intimes ne font pas des œuvres d’art ? Est-ce que les Mémoires de Saint-Simon, est-ce que le journal d’Amiel, est-ce que le journal d’André Gide, est-ce que celui de Paul Léautaud ne sont pas des œuvres d’art ? Si ! Et comment ! Cela nous apprend quelque chose sur leur sensibilité n’est-ce pas ? Mais je constate que si j’ai lu ces journaux, c’est qu’on les a publiés et alors, quand je m’inquiète, je m’aperçois qu’André Gide a fait publier son journal quand il vivait encore, et je suis convaincu que quand il l’écrivait, il savait qu’on le publierait un jour. Je me suis aperçu que Léautaud aussi, malgré toute sa misanthropie, et je me suis aperçu qu’Amiel avait demandé dans son testament qu’on publie son journal longtemps après sa mort, bien entendu, ce qui est une forme de pudeur, mais ce qui prouve tout de même qu’il a cherché le dialogue.

Lorsqu’un jeune homme très épris écrit pour lui seul un poème amoureux, croyez-m’en, il s’arrange toujours pour qu’une personne au moins le lise, ne fût-ce que par hasard. Vous connaissez tous le sonnet d’Arvers. « Celle qui me l’a fait n’en a jamais rien su... » Vous connaissez cette affaire. Il l’a publié dans le double espoir qu’on le trouve beau et qu’elle comprenne que c’était elle... N’en doutez pas. Une œuvre d’art est un dialogue. Oui, mais un dialogue très difficile puisque, par définition, je ne puis pas employer l’allégorie. Est-ce que vous comprenez ce que je veux dire ? Je ne puis pas faire comme le soldat et envoyer des myosotis. Je dois faire quelque chose d’autre. Dès lors, je me trouve dans l’obligation de créer une langue que le monsieur ou la dame à qui je m’adresse ne connaît pas et qu’ils doivent cependant comprendre. Voilà une œuvre d’art. C’est là le problème. Ainsi, s’établissent une série de conventions que l’on appelle conventions artistiques et dont l’ensemble s’appelle un style. En effet, la définition du style (je ne vais pas recommencer mon petit jeu), mais la définition du style est celle-ci : c’est l’ensemble pictural d’une personnalité ou d’une époque. Est-ce clair ?

Nécessité de trouver une langue qui exprime exacte­ment ce que je veux dire et nécessité d’une langue qui soit tout de même comprise... Ici, nous venons de soulever un nombre considérable de problèmes. Tenez, à l’Université de Berlin, j’ai fait une blague à mes étudiants : je leur ai montré la reproduction d’un tableau de Paulus Potter, ce tableau de Paulus Potter du Mauritshuis à La Haye, qui représente un taureau, un incontestable, un solide taureau. J’ai demandé : Qu’est-ce que c’est ? J’ai eu la chance incroyable que ce soit une jeune fille qui me réponde : « Das ist ein Stier. C’est un taureau. » Ce qui m’a permis de prendre un air particu­lièrement outragé et de dire : « Non Mademoiselle ! Ce n’est pas un taureau, c’est un tableau de Paul Potter ! » Et les étudiants de rire, naturellement, et la jeune fille de rougir jusqu’aux cheveux...

Avais-je été bien servi par le hasard ou le taureau avait-il particulièrement impressionné la jeune fille, je n’en sais rien. Toujours est-il que mon petit jeu avait réussi : ce que je leur avais montré n’était pas du tout un taureau. Il eût été singulièrement plus difficile de l’amener dans la salle de l’université. C’était un tableau de Paul Potter. C’était un mélange de couleurs, d’huile et de siccatif sur de la toile, laquelle toile était étendue sur un cadre. Voilà ce que c’était. Et cependant, la jeune fille a dit « C’est un taureau » . En effet, cela signifiait un taureau. C’était un signe qui devait, dans l’esprit de cette jeune fille, éveiller l’idée d’un taureau. Elle a oublié que c’était un signe et elle a dit que c’était un taureau.

Est-ce que vous comprenez ce que c’est qu’une œuvre d’art ? Lorsque le peintre Magritte a fait cette blague exquise qui consistait à peindre en trompe-l’œil une pipe en écrivant en-dessous : « Ceci n’est pas une pipe. » , il avait parfaitement raison : ce n’était pas une pipe, c’était un tableau de Magritte. Par conséquent, il a fallu qu’il emploie des moyens pour que moi je dise « pipe » et que la jeune fille dise « taureau » . L’ensemble de ces moyens, c’est son style, ce sont les conventions pictu­rales dont il se sert. Est-ce que ces conventions picturales sont toujours les mêmes ? Non, n’est-ce pas. Je vous prie de croire qu’il y a une différence considérable entre un taureau peint par Paul Potter et une représentation du bœuf Apis (il est vrai que ce n’est plus tout à fait un taureau, mais enfin, mutatis mutandis...) dans les œuvres égyptiennes ou la représentation du dernier taureau fait par Picasso, qui est exactement une ligne comme çà, trois fois, et... une ligne comme ça pour indiquer que c’est un taureau... Et, tout de même, c’est toujours la représentation d’un taureau. De quoi dépend le fait que l’un est représenté comme ceci, l’autre comme ceci, le troisième comme cela ? De deux facteurs. D’abord de la personnalité de l’artiste — très important ! —. En second lieu, du degré de réceptivité du public. En effet, un artiste est toujours fonction de son public, soit qu’il le flatte, lui mâche la besogne, soit au contraire qu’il — excusez l’expression, elle n’est pas de moi, elle est de Picasso —, qu’il lui donne des coups de pied au cul. C’est ce que Picasso dit : au moins, chacun de mes tableaux est un coup de pied au cul des bourgeois. Il le dit textuellement. Ce qui est ahurissant dans l’affaire, c’est que les bourgeois semblent adorer ça, puisqu’ils payent très cher...

Mais quels sont les rapports humains de l’artiste avec son public ? Eh bien, cela dépend du public, en très grande partie. Le rôle du public dans une œuvre d’art est immense. Le public peut être un peuple : les Égyptiens, les cathédrales romanes... Ce public peut être un petit groupe d’une trentaine de personnes vivant à la cour d’un banquier florentin et influencées par un philosophe néo-platonicien : je pense très exactement à la cour de Laurent le Magnifique, au philosophe Ficin et au peintre Botticelli. C’est pour eux qu’il peignait, et le reste c’était du vulgum pecus  ; il ne peignait pas pour eux, mais il avait un interlocuteur. Un roman de Stendhal ; Stendhal nous dit pour qui il l’écrit. Est-ce que vous connaissez la dédicace de Le Rouge et le Noir : elle est en anglais : « for the happy few » , pour les rares heureux. Et puis il ajoute quelque part : « Je sais bien que je ne serai pas compris, sinon par quelques-uns, mais que dès le XXe siècle, on me considérera comme un très grand romancier. » Il s’adresse donc à un public particulier et il l’a trouvé.

La recherche de ce public peut parfois être une tragédie. En voulez-vous un exemple ? Van Gogh. Qu’est-ce que Van Gogh a voulu, mes chers amis ? Il a voulu adresser un message d’amour, de joie, d’amitié et d’espoir au prolétariat du Borinage d’abord, mondial ensuite. Il le dit. Nous le savons. Il l’a écrit à son frère Théo. Il lui dit : « Je suis un peintre ouvrier. Je veux leur apporter le soleil dans leur chambre. Je veux que, dans leur malheur, ils aient de la joie. » Et il signe : Vincent. Pas Van Gogh. Je connais encore un peintre qui signait de son prénom : Rembrandt, qui de son nom de famille s’appelait van Rijn. Mais il y a deux façons de signer de son prénom. On peut signer de son prénom comme fait le roi Baudouin. On peut aussi signer de son prénom une lettre qu’on adresse à son ami. C’est cela que faisait Van Gogh. Il l’écrit à son frère : « Je signe Vincent pour que les gens comprennent bien que je leur dis tu » . Phrase admirable ! Le public, lui, n’a pas entendu, la communication n’a pas fonctionné. Elle fonctionne aujourd’hui. Une tragédie. Il en est mort ; il est d’abord devenu fou puis il en est mort.

Ce problème du dialogue est parfois terrible et devient, dans une société où l’œuvre d’art est une marchandise, un problème de plus en plus difficile. En effet, avant le XVIIe siècle, comment peignait un peintre ? (je dis "peintre" pour la facilité...) Pour quelqu’un de bien défini. On venait passer un contrat avec lui ; il savait non seulement exactement à qui il devait s’adresser — ce qui est toujours plus facile pour l’artiste : on écrit beaucoup plus facilement une lettre d’amour qu’un poème d’amour, parce que la lettre, on connaît très bien la personne à qui on l’adresse. Le poème d’amour, qui sera lu par toutes les femmes, du moins on l’espère, c’est beaucoup plus vague comme public, c’est beaucoup plus difficile. Il faut trouver des conventions beaucoup plus générales. On ne peut pas faire ces petits clins d’yeux qu’on fait dans une lettre, une allusion discrète à une épaule, à un clair de lune, à un rideau... de chambre à coucher. Il faut employer des conventions beaucoup plus intelligibles. Par conséquent, un peintre comme Van Eyck qui peignait pour Judocus Vijdt et le public de l’église de St-Bavon et qui savait combien grande était la chapelle dans laquelle il serait mis et de quel côté viendrait la lumière, avait la tâche — j’entends celle qui consiste à trouver le dialogue — autrement facile que le peintre qui peint sans savoir où son tableau sera mis, ni qui l’achètera ni comment il sera éclairé, qui doit peindre un tableau passe-partout. Est-ce que vous comprenez ce que je veux dire ? C’est un tout autre problème.

Il n’y avait pas de problème de ce genre avant. D’au­tant plus qu’une très très grande partie du chemin était faite par l’acheteur. N’oubliez pas que l’acheteur disait exactement ce qu’il voulait. C’est mon métier à moi de regarder ces choses : je ne sais pas si vous avez déjà regardé de tels contrats. Moi, j’en ai déjà regardé des tas. Vous connaissez L’enterrement du Comte d’Orgaz , n’est-ce pas, ce prodigieux chef-d’œuvre du Greco. Lorsque vous voyez ça, vous vous dites : « Oh ! Quelle idée d’avoir fait ça comme ça, d’avoir fait le ciel autant de fois plus grand que la terre, d’avoir disposé les personnages comme ça... Quel génie et quelle personnalité... On voit vraiment qu’... euh, il n’est d’aucune époque... » — Ça, c’est incroyable, les gens qui vous disent qu’un chef-d’œuvre n’est d’aucune époque — Alors, nous lisons le contrat fait par le sacristain de l’église qui a commandé ce tableau et nous voyons que la proportion du ciel et de la terre, le sujet, la disposition de chacun des personnages, leur teint et les couleurs qu’il faudrait employer... Ce n’est pas l’œuvre de Greco. C’est l’œuvre du sacristain. C’est formidable. Lorsque je vois le contrat qui lie le chanoine Van der Paelen à Van Eyck pour la Vierge au perroquet , qui se trouve     au musée communal de Bruges, je m’aperçois que ce M. Van der Paelen devait être un homme ou bien terriblement pieux, ou bien terriblement m’as-tu-vu ou bien terriblement riche, car il a choisi les couleurs les plus chères. Pour l’armure de saint Georges, c’est lui qui dit qu’il faut de l’or ; pour le manteau de saint Donat — à gauche — savez-vous en quoi il est fait ce manteau ? En lapis lazuli broyé ! Qu’est-ce que le chanoine Van der Paelen a payé cette affaire-là ! Alors on me dit : quelle idée de génie d’avoir mis du lapis lazuli dans ce bleu... Ce n’est pas lui ! C’est Van der Paelen. Est-ce que vous comprenez combien le dialogue était plus facile ? Aujourd’hui, cer­tains peintres considèrent de leur devoir de heurter le monsieur à qui ils s’adressent. C’est encore une façon de s’adresser aux gens. Si je lis les romans noirs — j’en lis — je m’aperçois que la meilleure façon de faire la cour à une jeune fille américaine c’est de l’insulter et de lui flanquer une gifle. Il y a des gens qui considèrent que c’est ainsi. Ils appellent ça un art. Mon tableau doit avant tout produire un effet de choc, disent-ils. Pourquoi pas ? Mais qu’ils ne viennent pas me dire qu’ils ne cherchent pas le dialogue puisqu’ils cherchent un effet de choc. Par conséquent, l’œuvre d’art est vraiment un dialogue.

Et alors, je m’aperçois que ce public et que cet artiste qui parle ne sont pas des gens vivant dans la lune, mais que ce sont des gens qui vivent sur la terre à un moment déterminé de l’histoire, dans une ville déterminée du monde, appartenant à une classe sociale déterminée. Et alors, je me dis : mais je comprends maintenant pourquoi je reconnais tout de suite un tableau du XVIIe siècle hollandais, pourquoi je reconnais tout de suite un tableau toscan du XVe, du Quatrocento. En effet, il ne faut pas être un savant, vous savez. Je suis sûr que neuf sur dix d’entre vous savent le faire. On vous montre un tableau, vous ne savez pas du tout de qui il est. Vous dites : ah, je ne sais pas de qui il est, mais ça, c’est du vénitien du XVe ou bien ça, c’est certainement toscan ou bien ça, c’est clair, c’est la troisième génération des Hollandais du XVIIe, génération qui comprend les Terboch, les Vermeer, etc. Je vous assure, il vous faut quoi, huit jours d’exercice pour reconnaître ça tout de suite. Ce sera évidemment plus difficile si vous entrez dans plus de détails, mais grosso modo, un Français du XVIIle, vous le reconnaîtrez tous. Watteau, Fragonard, Van Loo, Boucher, tout de suite, en cinq minutes. Je veux vous apprendre cela ; ou une copie de... Je ne vous ai pas dit que vous saurez authentifier le tableau. Mais si un monsieur me donne une copie de Vermeer, il est évident qu’il a recherché le style de Vermeer, c’est certain. Donc, cela ne change absolument rien au problème.

Dès lors, une œuvre d’art est déterminée par l’époque, la société, la classe sociale, les habitudes de vivre, les habitudes de penser, et de l’artiste et du public. Et nous nous apercevons que l’œuvre d’art prend place dans la société, qu’elle a un caractère social. Et lorsque cette société est une société où il n’existe pas de classe sociale — la grotte de Lascaux, par exemple, était faite pour une société de chasseurs vivant dans le Périgord actuel, mais où il n’y avait pas de classes sociales — je suis alors en présence d’une œuvre s’adressant à la société entière.

Autre exemple : à qui s’adressait le grand Zeus du temple de l’Olympe, œuvre de Phidias ? Vous ne le connaissez pas ; moi non plus. Nous ne le connaissons que pour en avoir entendu parler : une statue chryséléphantine (c’est-à-dire une statue faite en or et en ivoire — aucune chance qu’elle soit venue jusqu’à nous, elle pesait trop lourd, il y avait trop d’or et trop d’ivoire, on l’a volée, on en a fait des doublons) mais enfin : à qui s’adressait ce chef-d’œuvre prodigieux, s’il faut en croire tous les auteurs ? Vous me direz : à tous les Athéniens, à tous les citoyens d’Athènes ou d’Olympe ou de la Grèce. À tous les citoyens ! C’étaient quoi, les citoyens de la démocratique Athènes ? C’était un dixième de la population... les neuf autres dixièmes étaient des esclaves. Le Zeus n’était pas pour eux. Eux n’étaient même pas des bêtes. C’étaient des machines, des moyens de production. Et eux, alors, vivaient-ils sans art ? Non, non ! Il n’est pas un homme, quel qu’il soit, qui puisse vivre sans art. Là-dessus, il y a une phrase de Marx qui est admirable : « Pour vivre, l’homme a besoin de pain et de roses. »   Cela est vrai : l’esclave le plus déshérité qui mourait au travail dans les mines du Lorion, avait lui aussi des œuvres d’art, des œuvres d’esclaves pour esclaves. Elles sont très différentes du Zeus de l’Olympe. Et, personnellement, je les trouve plus bouleversantes. Lorsque je vais à la Section d’égyptologie au Cinquantenaire, je vois des tas d’objets que les Pharaons et les Grands emportaient dans leur pyramide, mais je vois aussi de petits objets naïfs, grands comme ça, représentant un four de potier, un lit, une petite femme, un cochon, un bœuf, une charrue... sans artifices, simples, naïfs, grossiers. C’était ce qu’emportaient dans leur tombe les pauvres fellahs d’Égypte qui ne pouvaient pas se payer des statues en diorite ni des lits en or. C’étaient des œuvres d’art, les leurs. Est-ce que c’est moins émouvant ? C’est plus émouvant. C’est cela que je vous demande de retenir, c’est que dans une classe sociale, dans une société divi­sée en classes, chaque classe sociale a son art : les riches des tableaux de Picasso, les pauvres l’almanach que le postier leur apporte le jour de l’an. Tous deux ont eu besoin, non seulement de pain, mais de roses.

Et, dès lors, lorsque nous voyons une œuvre d’art, nous devons toujours nous demander quelle classe sociale cette œuvre exprime. Quelle classe est-ce qu’elle sert, quelle classe est-ce qu’elle défend ? C’est là un problème très important si nous voulons comprendre cette œuvre d’art.

Il y a encore un tas de problèmes qui se rattachent à l’œuvre d’art... Est-ce que vous permettez encore un tout petit peu ? Le peintre cherche des moyens nouveaux. Pourquoi cherche-t-il des moyens nouveaux, puisque ce qu’il dit est quelque chose de nouveau, d’unique, d’abso­lument unique, de général et d’unique... ? Lorsque Rem­brandt van Rijn peint, c’est évidemment la bourgeoisie hollandaise du XVIle qui parle à la bourgeoisie hollandaise. Mais, dans cette bourgeoisie, c’est aussi Rembrandt van Rijn, un homme exceptionnel, un homme parmi des hommes, et, par conséquent, ce que Rem­brandt a à dire, personne d’autre que lui ne peut le dire. Il dit à la fois des choses générales et des choses parti­culières. C’est là une œuvre d’art. Mais pour dire des choses particulières, il faut des moyens d’expression particuliers, au sein des moyens d’expression généraux. C’est le style personnel d’un artiste au sein du style général d’une époque. Je dis « Hollandais du XVIIe »  et, si je connais un peu mieux, je dis « Frans Hals » . J’ai reconnu et la classe et la société et l’époque et le pays, mais j’ai aussi reconnu cette chose unique qu’est l’âme et la main de Frans Hals.

Alors, le pauvre public, lui, se trouve devant un truc très difficile : c’est qu’on lui parle toujours dans une autre langue. Et qu’il n’oublie pas facilement celle qu’il vient d’apprendre. D’où ce résultat extraordinaire qu’une œuvre d’art est toujours d’abord incomprise. Quel que soit son succès. Vous comprenez ce que je veux dire ? Parfois admirée tout de suite. Mais admirer une œuvre d’art ne veut pas toujours dire comprendre. Je connais des gens qui vous disent devant un Rubens : oh ! oh !... Mais ne leur demandez pas pourquoi ils ont fait « oh » . Vous apprendrez très souvent qu’ils ont dit oh parce que je leur avais dit que c’était un Rubens... Et si je ne leur avais pas dit, ils n’auraient vraisemblablement pas fait oh et ils auraient trouvé que la dame était un peu trop épaisse, qu’elle avait un peu trop de formes, par exemple. Pourquoi l’œuvre d’art est-elle d’abord incomprise, même si elle est admirée ? Mais pour une raison très simple : c’est que le monsieur qui regarde cette œuvre d’art n’est pas encore familiarisé avec la langue qu’on lui parle. Je vous assure que lorsque Van Eyck a peint — et s’il y a un peintre qui emploie tous les moyens pour se faire comprendre... ! Il a toujours fait plaisir à tout le monde. Il fait plaisir à ceux qui aiment regarder les tableaux à la loupe ; il fait plaisir à ceux qui aiment les regarder de loin : tout y est, c’est aussi beau de près que de loin. Et cependant, quand on a vu le premier Van Eyck, croyez-m’en, j’en suis sûr, on s’est dit : oh là là... oh là là ! Que c’est différent de ce qu’on a fait jusqu’ici ! Et c’est vrai. C’est terriblement différent de ce qu’on a fait jusque-là. Il suffit de regarder le XIVe et le XVe  flamands pour voir ce qu’on a fait comme chemin depuis Van Eyck. Vous pensez qu’on a compris tout de suite ce qu’était la perspective aérienne que Van Eyck venait d’inventer ? Mais pas du tout.

Voulez-vous que je vous en donne un exemple ? Un jour, Louis XIV qui voulait entretenir des rapports particulièrement amicaux avec l’empereur de Chine, lequel était un membre de la famille des Ts’ing, vous savez, lui a fait, par un ambassadeur, envoyer son portrait. Le portrait était évidemment dans le style Louis XIV, vous vous en doutez bien. C’est-à-dire qu’il y avait sur ce portrait des ombres portées. Si on fait mon portrait et que la lumière vient de là, ici j’ai de l’ombre, l’ombre portée de mon nez. Chez les Chinois, jamais, ni chez les Japonais, jamais. Voilà donc le très beau tableau représentant Louis XIV offert à l’empereur du Céleste Empire. Et que dit-il ? Il commence par remercier avec une politesse toute chinoise et puis il dit : Quel dommage qu’un si grand roi ait des taches sur la figure ! Il croyait, le malheureux, qui n’était pas nécessairement un imbécile et qui appréciait vraisemblablement beaucoup la peinture chinoise de son temps — il croyait que ces ombres portées étaient des taches noires dans la peau de Louis XIV et il plaignait le grand souverain de cette déchéance, de cette infirmité physique.

Pourquoi ? Mais parce que personne ne regarde un tableau avec un œil vierge. Notre œil — je pense au mien — a été violé tant de fois et par tant de personnes différentes et de tant de façons différentes que, vraiment nous ne savons pas regarder. Je vous dirai plus : l’œil est une partie du corps autrement constituée que d’autres : plus on le viole et plus il est vierge devant un tableau. Quelqu’un qui a vu des milliers de tableaux comprendra beaucoup plus vite un style nouveau que quelqu’un qui n’en a jamais vu qu’un. Est-ce que vous comprenez ? Parce que celui-ci ne voit que les méthodes qu’il a étudiées. Mais, l’histoire de l’empereur de Chine, n’est-ce pas ? Il n’avait jamais vu d’ombres portées sur un tableau. Quand il a vu l’ombre, il n’a pas pu com­prendre. Mais vous et moi qui avons vu des tableaux sans ombres et des tableaux avec ombres, une esthétique aztèque, une esthétique italienne, il est évident que nous comprenons beaucoup plus vite.

Dès lors, nous nous trouvons dans cette situation extraordinaire qu’une œuvre d’art est toujours nécessairement incomprise pendant un certain temps. Voulez-vous que je vous en donne un exemple ? Je suppose que vous êtes tous comme moi et que vous aimez tous Van Gogh. Une question : répondez-moi honnêtement : Est-ce que vous pouvez comprendre pourquoi quelqu’un a pu jadis dire qu’il ne comprenait pas Van Gogh ? Mais comment est-ce possible, vous dites-vous aujourd’hui, qu’à l’époque de Van Gogh, on n’ait pas compris ça ! Est-ce que ces gens qui vivaient à l’époque de Van Gogh étaient des imbéciles ? Est-ce que ces gens étaient plus bêtes que nous ? Mais non, n’est-ce pas. Ils n’étaient pas du tout plus bêtes que nous. Il faut dire que Van Gogh leur parlait un langage qu’ils ne connaissaient pas du tout. Mais nous, nous avons vu tant de Van Gogh que nous comprenons. Vous comprenez ce qui se passe ? C’est extraordinaire de se dire que les bourgeois hollandais n’ont pas compris tout de suite la Ronde de Nuit — je dis la Ronde de Nuit pour la facilité ; vous savez tous que ce n’est pas une Ronde de Nuit — mais, est-ce qu’aujourd’hui, quelqu’un que vous mettez devant la Ronde de Nuit ... Vous dites : vous savez, on n’a pas compris ça. Il dit : Comment ! On n’a pas compris çà ! Mais je comprends tout de suite ! — Bien sûr, il comprend tout de suite aujourd’hui ! Vous saisissez le problème ? Il y a là un problème extraordinaire qui fait que devant un tableau, on se dit : oui, mais ça ne veut rien dire. Attendez. Rappelez-vous la phrase de Picasso que j’aime tellement. ElIe est exagérée, mais elle est juste : une dame lui dit : « Je ne comprends rien » . Alors Picasso répond :  « Madame, comprenez-vous le chinois ? »   « Oh, bien non » dit-elle. « Faut l’apprendre, faut l’apprendre... » Le problème est là. Mais apprendre le chinois, pour un tableau, ça ne veut pas nécessairement dire apprendre 40.000 caractères différents et la grammaire. Ça veut tout simplement dire : vivez assez longtemps en Chine pour com­prendre à peu près ce que veulent dire les Chinois.

Enfin, lorsque je considère une œuvre d’art et que je pense à ce que je vous ai dit : travail poétique de trans­formation de la matière, et comprendre, je me rends compte qu’une œuvre d’art est un terrible combat. Entre quoi ? Qui sont, comme dit Baudelaire, les frères enne­mis ? les lutteurs implacables qui s’affrontent dans une œuvre d’art ? C’est le fond et la forme.

Est-ce que vous vous êtes déjà imaginé ce que c’est que peindre ? Vous avez devant vous une toile, grande comme ça, une palette et des peintures et vous avez à représenter là-dessus une danse d’une bonne cinquantaine de paysans. Vous êtes Bruegel. Allez-y. Est-ce que vous vous rendez compte de ce que ça signifie : les représenter de telle façon qu’ils expriment ce que vous avez à dire et de façon que les gens comprennent ce que vous, précisément, vous avez à leur dire. C’est une lutte épouvantable ! Une lutte, non seulement épouvantable, mais une lutte qui n’aboutit jamais. Car jamais une œuvre d’art n’est autre chose qu’une approximation. Toujours, ce que vous avez voulu dire est plus grand, plus beau et plus complet que ce que vous avez dit. Toujours. Et alors quand un peintre a mené cette lutte effroyable dont je vais vous parler un peu plus en détail dans un instant, il s’aperçoit que, s’il n’a pas dit tout ce qu’il voulait dire, il y a aussi dans son œuvre d’art quelque chose de plus qu’il n’avait pas voulu dire et qui est là. On dirait vraiment que deux hommes ont travaillé à cette œuvre. Et, dans le fait, deux hommes ont travaillé à cette œuvre : le peintre conscient et le peintre inconscient.

Dans toute œuvre d’art, dans la plus consciente, il y a quelque chose qu’André Gide appelle la part de Dieu, c’est-à-dire quelque chose qui vient de cette partie de nous que nous ne contrôlons pas. Car vous ne croyez tout de même pas que nous nous contrôlons entièrement ? Depuis Freud, plus personne ne le pense. Certains veulent précisément qu’un seul homme peigne : l’homme inconscient, qui devrait mettre son subconscient en vrac, sur la toile. Je veux bien, mais je trouve que c’est un peu indécent. Je ne sais pas : je n’aime pas un tableau dont je vois trop la nature, le squelette. Je trouve que c’est une nudité effroyable que d’être nu jusqu’à son squelette. Il y a de ces tableaux où le peintre a mis seulement son subconscient, où il a déversé ses tripes, ses tripes sentimentales, si j’ose dire. Je n’aime pas ces gens qui me montrent leurs intestins. Je crois qu’il faut un peu d’intestins pour gonfler joliment le ventre, mais il ne faut pas qu’on voie le ventre. Une œuvre d’art doit être un mélange harmonieux entre la partie squelette, la partie inconsciente et la partie consciente. Et cela se réalise à travers une lutte effroyable. À telle enseigne que l’on peut dire qu’une œuvre d’art est de la forme servant à exprimer un fond. J’en arrive alors à cette définition admirable d’un critique russe qui disait : « La forme, c’est le fond lui-même, mis au jour par les moyens de l’art. » C’est rigoureuse­ment exact.

Et alors, mes chers amis, je m’aperçois que l’art peut se glisser dans deux impasses : il peut, ou bien essayer d’exprimer un fond nouveau avec une forme vieille — ça s’appelle de l’art pompier — ou bien il peut essayer d’exprimer par une belle forme un fond de plus en plus menu... On va aujourd’hui jusqu’à faire des formes en se vantant qu’il n’y a pas de fond, que c’est la couleur elle-même qui est le fond. Il y a toute une théorie à ce sujet. Les deux sont, je crois, des routes où l’on peut s’engager mais qui, très vite, aboutissent à un cul-de-sac. Enfin, et c’est là-dessus que je voudrais terminer : le peintre se trouve devant une espèce de mur d’acier. L’image n’est pas de moi, elle est textuellement de Van Gogh qui dit à son frère : « Il y a entre ce que je veux et ce que je peux (c’est exactement le fond et la forme) un mur d’acier. Ce mur, je dois le percer avec mes ongles, avec ma chair, avec mon sang. Mon travail à moi, j’y perds ma vie, et ma raison y a sombré plus qu’à moitié ; je peins, le pinceau me tombant des mains... »

Et je voudrais terminer par un appel, un appel à mon public qui est aussi le public des peintres, des sculpteurs, puisque vous êtes venus à une conférence où l’on vous dit ce que c’est qu’une œuvre d’art — où l’on essaie : Ne passez jamais indifférents dans une exposition ou dans un musée, même si vous n’aimez pas ça, même si vous ne comprenez pas ; ne ricanez pas tout de suite : ce que vous voyez là au mur, c’est ce qu’unhomme a eu de plus précieux ; il a voulu dire quelque chose qu’il était seul capable de dire, parce qu’il était seul à le sentir ; il y a employé toutes les ressources de sa con­naissance, qu’elle soit grande, qu’elle soit petite ; toutes les ressources de son art et de son métier, qu’ils soient élevés, qu’ils soient bas ; il vous appelle, il vous parle de très loin, à travers un mur, dans une langue que vous ne pouvez pas comprendre tout de suite. Faites un effort : tendez l’oreille ; on vous montre là ce qu’un homme avait de plus précieux.

Voilà ce qu’est une œuvre d’art : elle commande tou­jours le respect. Sauf dans deux cas : si l’homme qui vous parle n’avait rien à vous dire et qu’il radote. Alors, vous avez le droit de lui dire, avec André Gide : « tout tableau qui aurait pu ne pas être peint n’est pas un bon tableau » . Un vraiment bon tableau, c’est un tableau que le peintre devait faire — s’il ne pouvait pas, il en serait peut-être mort. Est-ce que vous comprenez ? Un tableau doit être nécessité intérieurement. Un tableau où l’on vous parle, non point pour vous dire quelque chose, mais pour que vous payiez, n’exige pas le respect que je vous demandais tout à l’heure. Comme ne l’exige pas de vous le peintre qui, vous parlant, emploie des "trucs" qu’on lui a enseignés, triche et trompe. Un peintre qui, ayant trouvé une note, redit toujours la même parce qu’elle a eu du succès... Si l’académisme est le fait de copier les trucs des autres, le peintre qui se répète tombe dans le pire académisme que j’appelle l’auto-académisme, l’académisme du soi. Mais, à part ces deux genres d’hommes-là, le hâbleur et le tricheur, tout autre, qu’il ait du génie ou qu’il n’en ait pas, mérite, pour l’effort considérable qu’il a fait, que vous en fassiez un petit aussi, pour comprendre ce cri qui vous est lancé du fond d’un cœur, d’une âme et d’une conscience.

Je vous remercie de votre attention.

Bob Claessens

Spartacus

Nous présentons ici une conférence présentée par Bob Claessens au Cercle d’Éducation Populaire le 16 septembre 1964. Cette conférence faisait partie d’une saison de six, dans lesquelles Bob Claessens se proposait d’illustrer le phrase de Marx et d’Engels qui figure dans les toutes premières lignes du Manifeste du Parti communiste : « L’histoire de l’humanité n’est pas autre chose que l’histoire des luttes des classes » . Dans son entrée en matière que nous ne reproduisons pas, Bob Claessens critique la manière dont cette histoire a été réduite au déroulement suivant : Primo, esclaves contre maîtres d’esclaves ; secundo, paysans-serfs contre grands seigneurs fonciers ; tertio, bourgeois contre nobles ; quarto, prolétaires contre capitalistes. A ce schéma bien trop réducteur et simplificateur, Bob Claessens oppose l’extraordinaire complexité de la lutte des classes, sans laquelle il est impossible de bien comprendre la marche de l’histoire, complexité dont il donne un aperçu étincelant d’intelligence et de culture dans cette conférence et les suivantes.

Casque de gladiateur

Casque de gladiateur

L’histoire de l’humanité commence, semble-t-il, pour autant que nous en sachions quelque chose, et nous n’en savons pas grand-chose, commence, semble-t-il par une période qui doit avoir duré plusieurs centaines de milliers d’années, peut-être plus d’un million d’années... L’histoire de l’humanité commence par une lutte de l’homme contre la nature. A ce moment, l’homme n’est pas l’ennemi de l’homme au sein de la tribu, au sein de son groupe. Il est très souvent l’ennemi de l’homme à propos de territoires de chasse, de territoires de cueillette, d’invasions et d’histoires de ce genre. Encore qu’il semble bien que cela ait été beaucoup moins sanglant qu’on ne pourrait aujourd’hui se l’imaginer, et que ce serait une erreur de croire que les magdaléniens par exemple étaient des gens qui passaient leur temps a s’entre-déchirer. Ce n’est pas vrai. Il est a peu prés certain que ces peuplades primitives avaient chacune leur territoire de chasse bien délimité, et qu’elles ont vécu dans un grand état d’équilibre.

Mais, les moyens de production progressant, il est venu un moment où l’on a gagné, produit, plus que l’on a mange, plus que l’on a pu consommer. Et il était normal, quand il y avait des surplus, que l’on s’est dit que ces surplus pouvaient être investis, réinvestis.

Du moment ou cette idée du réinvestissement des surplus, par exemple celui des racines comestibles, des rhizomes d’arrow-root ou de ce genre que l’on mangeait, au moment où l’on n’a pas tué par exemple les vaches gravides, j’entends les vaches, les buffles, toutes ces bêtes qui attendaient des jeunes, mais où on les a épargnées pour avoir aussi les jeunes, et puis après ou l’on s’est dit que ces jeunes pouvaient encore se multiplier entre eux... à partir de ce moment quelque chose d’énorme, d’immense, va s’accomplir.

Comme on a trop et que l’on réinvestit, trop pour la consommation immédiate, et que l’on réinvestit, on comprend que la société peut s’agrandir de gens que l’on va razzier dans les tribus voisines et qui pourront faire le travail, cependant que les autres se la couleront un peu plus douce. C’est le moment où apparaît l’esclavage. C’est le moment où la société se divise en classes.

Mais il semble bien que ce schéma que je viens de vous décrire soit encore trop simpliste. Marx, en effet, quand il évoque l’évolution de l’histoire de l’humanité, fait allusion a un moment donné a un état qui n’est plus la commune primitive et qui n’est pas non plus l’esclavage. C’est ce qu’on a appelé l’économie asiatique ou l’économie orientale. C’est un état social et économique auquel les savants d’aujourd’hui commencent d’attacher une immense importance. Nous ne l’avons pas connu dans nos régions, mais il est des régions immenses du globe, notamment en Afrique et en Asie, où elle a joué un rôle énorme, cette économie asiatique ou cette économie orientale. Il s’agit d’un passage différent. Il s’agit d’une société dans laquelle coexistent, se chevauchent la propriété collective d’une partie des terres à exploiter et l’appropriation privée d’une partie de ces terres, avec tous les caractères particuliers que cette économie particulière peut avoir. Ce n’est pas aujourd’hui notre propos. Je veux vous parler des luttes des esclaves. Mais l’immense erreur, c’est de croire que pendant la période esclavagiste, pendant cette économie qui était basée sur les esclaves, la lutte principale ou la seule ait été la lutte entre les propriétaires d’esclaves et les esclaves. C’est faux. C’était la plus spectaculaire. C’est elle qui aujourd’hui nous touche le plus. Mais ce n’est certainement pas elle qui a été le moteur de l’histoire à cette époque. C’est une chose qu’il faut voir avec une grande clarté.

Je vais le démontrer d’une façon presque enfantine. Si vraiment ç’avait été là l’objet principal de la lutte, si les deux camps en présence avaient été d’une part les maîtres d’esclaves, d’autre part les esclaves, cette antinomie dialectique se serait retournée en son propre contraire, c’est-à-dire que ce seraient les esclaves qui seraient devenus les maîtres et les maîtres qui seraient devenus, sinon les esclaves, du moins des gens soumis aux ex-esclaves. Il n’en est rien! Jamais, des esclaves n’ont pris le pouvoir !... Si, Si, tout a fait momentanément, vous allez l’entendre tout a l’heure... Mais ce n’est pas du tout un renversement de situation comparable à celui qui s’accomplit dans la société capitaliste qui va au socialisme, où ce sont vraiment les prolétaires qui prennent le pouvoir, après avoir été la classe la plus durement exploitée. Rien de ce genre ne se passe dans la société esclavagiste. La société qui va suivre la société esclavagiste, la société féodale, est une société ou d’autres propriétaires terriens vont prendre le pouvoir, exploitant leur terre d’une autre façon, où l’économie marchande va considérablement se rétrécir, une société qui n’est pas le résultat, ou du moins pas le résultat direct, de l’oppression des esclaves et du soulèvement de ceux-ci.

Cela est si vrai que la dernière révolte d’esclaves connue, la révolte de Spartacus, que l’on ferait beaucoup mieux d’appeler la guerre des Gladiateurs d’ailleurs, commence en 73 avant notre ère et se termine en 71 avant notre ère, et que c’est la dernière. II n’y en a plus eu, du moins dans le monde romain, qui était le monde connu.

Nous allons d’ailleurs devoir tout a l’heure examiner pourquoi. Pourquoi les esclaves qui ont continue d’être exploités pendant encore au moins quatre siècles ne vont plus se révolter... Oh, non point que l’envie de se libérer leur ait manqué, mais parce qu’ils n’ont plus eu la possibilité, parce qu’ils n’avaient plus d’alliés, je vous expliquerai cela tout a l’heure, n’anticipons pas.

Mais c’est là quelque chose d’extrêmement important, et ce qui prouve bien que ce n’est pas la lutte esclaves-maîtres qui a décidé de la transformation de la société esclavagiste en société féodale. Est-ce que ceci est clair?

Pourquoi? Parce que les sociétés basées sur l’esclavagisme ont considérablement évolué depuis que le premier esclave a été asservi par le premier maître jusqu’au jour ou le dernier esclave a été libéré de son dernier maître. Je ne parle pas des esclaves qui ont subsisté et qui subsistent encore dans une partie du monde arabe ; je ne parle pas des esclaves qui ont subsisté dans l’économie nord-américaine jusqu’à la guerre de Sécession. Je parle des esclaves antiques, bien entendu. Eh bien, ces sociétés ont considérablement évolué, et ont évolué pourquoi? Elles ont évolué tout à fait normalement pour un marxiste à la suite des modifications profondes qui se sont faites dans la technique, dans la technique de La production et, partant, dans les rapports de production des hommes entre eux.

Je voudrais vous en donner des exemples. Prenons l’Egypte des pharaons. Il y avait des esclaves en Egypte. Quel qu’ait pu être le goût, l’esprit sanguinaire de certains pharaons, je pense à Thoutmès III, à Ramsès II, les Egyptiens n’étaient pas du tout des gens sanguinaires. Il y avait parfois des pharaons particulièrement sanguinaires, mais le peuple égyptien est un peuple très doux dans son histoire, très doux, extrêmement sympathique d’ailleurs. Il y avait certes des esclaves en Egypte, il y en avait beaucoup, mais beaucoup moins qu’on ne pense, en ce sens qu’une énorme main-d’œuvre libre a continué de subsister. Regardez l’Egypte, ce qu’il en reste; nous voyons se dresser ces immenses pyramides qui datent de la IVe dynastie, ces pyramides qui pour les Grecs du temps de Phidias, étaient aussi antiques que les statues de Phidias e sont aujourd’hui pour nous — il y a exactement entre la première pyramide d’Egypte, celles de la IVe dynastie, celles de la fin de la IIIe même, et le Zeus d’Olympie de Phidias, 2500 ans comme il y a 2500 ans entre la statue du Zeus d’Olympie et nous-mêmes. Donc les sphinx, les immenses temples, les hypogées — on appelle "hypogées" des constructions souterraines — se sont édifiés tout à fait normalement, naturellement. Hélas, les films américains sur les histoires de la Bible nous montrent toujours les pauvres esclaves, parmi lesquels singulièrement les Juifs, obligés de faire les pyramides... C’est absolument faux! C’est faux à tout point de vue. D’abord parce que les Juifs n’étaient pas du tout réduits en esclavage en Egypte; ils y sont arrives tout a fait librement, s’y sont développés, mais ont été bientôt considérés comme un peuple inférieur, c’est une tout autre histoire. Deuxièmement, ce ne sont pas des esclaves qui ont construit les pyramides; les pyramides ont étéconstruites par des travailleurs libres, par des paysans, qui étaient très heureux de construire ces pyramides, pour deux raisons évidentes. La première est d’ordre purement mythique religieux: la pyramide assurait la survivance de l'âme du pharaon qui y était enterré; et il était très important que l’âme de ce pharaon survive, puisque ce pharaon n’était rien autre chose qu’une incarnation du dieu Osiris, et que par conséquent tant que l’âme de ce pharaon serait vivante, elle protégerait le pays et assurerait la fécondité. Par conséquent, construire une pyramide aussi solide, aussi colossale, aussi dédalesque, aussi labyrinthique que possible pour que l’on ne puisse pas attenter à ce cadavre, à cette momie qui s’y trouvait, était une chose qui avait une immense portée non seulement religieuse, mais même pratique, puisque ça devait assurer la fertilité du pays.

Mais secundo, on ne construisait pas les pyramides tout le long de l’année; on construisait les pyramides au moment où les travaux des champs chômaient; et vous savez que les travaux des champs en Egypte étaient réglés par le cours du Nil, plus exactement par ses débordements, et que par conséquent il y avait de longues périodes pendant lesquelles ces pauvres paysans — libres — ne pouvaient pas travailler leurs champs. Quelle aubaine que de pouvoir aller travailler pour un salaire important à édifier des pyramides ! Et nous savons exactement quel salaire, et nous le savons parce que nous avons retrouvé les contrats de travail. Ces gens étaient engages par contrat pour construire ces pyramides, et nous savons ce qu’ils touchaient et quelles étaient leurs conditions de travail! Et, croyez-m’en, elles sont loin d’être inhumaines! Evidemment, le travail n’était pas léger; on ne disposait pas de bulldozers pour enlever la terre qu’on amoncelait; c’était du dur travail manuel. Mais enfin, c’était un travail qui n’effrayait pas particulièrement ces gens.

Cependant il y avait des esclaves, mais ces esclaves ont surtout été employés a cultiver plus tard les champs, les immenses champs des grands propriétaires — vous allez volt que cela va jouer un rôle immense dans l’affaire de Spartacus — et secundo, c’étaient surtout des esclaves domestiques, qui sont des esclaves d’une qualité et d’un standing et d’une mentalité tout a fait particuliers.

Voilà un premier exemple. Prenons l’exemple d’Athènes, Athènes en Grèce. N’imaginez pas, je vous en prie, Athènes comme une république où d’une part il y avait des maîtres d’esclaves et d’autre part des esclaves. Ce n’est pas vrai! D’abord les femmes étaient à peu près toutes des esclaves; n’est-ce pas le rôle de la femme... La grande faiblesse de la démocratie athénienne, a été primo la femme, et secundo les esclaves, hein... Cette démocratie pour hommes libres, ça c’est quelque chose d’extraordinaire, enfin, bon...

Ces esclaves se sont d’ailleurs considérablement multipliés au cours du siècle de Périclès, qui n’a jamais compté que cinquante ans, mais que l’on appelle tout de même le siècle de Périclès. Ils se sont multipliés d’une façon effroyable. Ces esclaves étaient d’ailleurs des gens qui exerçaient des métiers divers. C’est extrêmement complexe, le sort des esclaves grecs. Ça dépendait d’ailleurs de ville à ville. Et les marchés d’esclaves étaient différents de ville à vile. Sparte, Lacédémone, était une ville qui n’entreprenait pas de conquêtes hors du pays; par conséquent, impossible de razzier des esclaves. Qu’est-ce que c’était que les esclaves spartes? C’étaient esclaves très particuliers que l’on appelait des ilotes et qui étaient une ancienne peuplade qui occupait le territoire de Sparte avant que les Doriens — qui sont Spartiates — n'y soient arrivés. Ces ilotes vivaient hors de la ville, étaient épouvantablement maltraités, on craignait surtout leur multiplication et, par conséquent, à des dates fixes, de temps en temps, les jeunes gens et les jeunes filles bien de la ville allaient organiser des chasses aux esclaves, comme on va décimer par exemple les hardes de cerfs dans les forêts où il y en a trop... Bref, ces gens étaient des esclaves très particuliers qui travaillaient dans les champs.

A Athènes, le problème est beaucoup plus compliqué. Il y a des esclaves champêtres, mais très tard, très tard. au moment où le fonds de l’agriculture athénienne change, c’est-à-dire au moment ou les Athéniens ne sont plus eux-mêmes des petits paysans, des petits paysans libres travaillant avec un ou deux esclaves. Il y avait ensuite les esclaves domestiques, qui jouaient un rôle énorme et qui menaient dans la maison une vie, ma foi, assez gentille. Qu’on ne me comprenne pas mal, hein ! Le sort de l’esclave est une chose épouvantable. La chose la plus épouvantable qui se puisse imaginer; mais enfin, toute proportion gardée, le sort des esclaves de maison auquel on s’attachait était un sort qui, pour les autres esclaves, était enviable. Il en a d’ailleurs été de même en Amérique du Nord: différence énorme entre les pauvres bougres de nègres qui travaillaient dans les plantations de coton, et les esclaves qui élevaient les petits enfants et que l’on appelait Mamy et avec qui on s’entendait très bien.... Il est d’ailleurs remarquable que dans les romans, comme Autant en emporte le vent , on parle de l’amitié, de l’amour qu’on avait pour les esclaves; il s’agit bien entendu de ces esclaves domestiques, et pas du tout des espèces de bêtes que l’on faisait travailler dans les champs de coton!

Il y avait alors à Athènes les esclaves mineurs, j’entends pas mineurs d’âge, mais mineurs de métier, ceux qui travaillaient horriblement dans les mines d’argent du Laurion — vous savez que c’est des mines d’argent du Laurion qu’Athènes tirait sa richesse sa subsistance Ces esclaves-là étaient évidement soumis à des choses épouvantables Nombre d’esclaves travaillaient dans les ateliers; le propriétaire d’esclaves louait ses esclaves à des entrepreneurs dans un atelier. Seulement ça posait un conflit épouvantable, qui était celui-ci: les ouvriers libres voyaient arriver les esclaves dans les ateliers, leur faisant la concurrence, puisqu’on les payait moins cher; le maître d’esclaves disait : «  Bon, eh bien, je vous les loue à demi-prix; prenez mes esclaves plutôt que de prendre des ouvriers libres » . Résultat: une lutte des classes épouvantable entre d’une part le propriétaire de l’atelier, qui ne demandait pas mieux que de payer moins cher, le propriétaire d’esclaves qui était d’accord qu’on paie moins cher pour qu’on en prenne plus, et les ouvriers libres, ennemis de ces deux-là et qui exigeaient quoi? Que l’on paie aux esclaves le même salaire qu’eux. Pourquoi? Pour que ces esclaves ne fassent plus concurrence.

Vous voyez l’effroyable complexité de ces problèmes. Les luttes de classes à Athènes ont très peu porté sur le problème des esclaves. Le problème des esclaves a joué un rôle immense; il a amené la perte d’Athènes; mais les luttes n’ont pas été centrées exactement entre maîtres et esclaves. A Rome — car c’est de Rome qu’il va s’agir — nous allons devoir entrer dans beaucoup plus de détails.

Est-ce que vous imaginez l’histoire de Rome? Certains d’entre vous sont probablement très forts en histoire romaine et vont me poser des tas de questions, et me reprocher d’avoir été trop simpliste. D’autres auront perdu leurs souvenirs scolaires; il faudra que je leur dise deux mots. Vers les années 700 avant notre ère, des espèces de convicts libérés, des aventuriers de sac et de corde — ce que les Romains sont restés — des aventuriers de sac et de corde sous la conduits d’un chef qui s’appelait peut-être Romulus, ont fondé une cité entourée de terres arables en un endroit merveilleusement choisi. Eux ne savaient sans doute pas que cet endroit était si merveilleusement choisi, mais l’histoire a démontré qu’il était impossible de choisir un meilleur endroit pour y installer cette vile nouvelle.

En effet, la ville de Rome commande un pont (et plus tard plusieurs ponts) sur le Tibre. Ce pont sur le Tibre commande quoi? La route entre les deux peuples civilisés qui à ce moment occupent l’Italie, savoir au nord l’Etrurie, le royaume des Etrusques, et au sud les villes grecques. Vous savez en effet que, sous le nom de Grande Grèce, La Sicile et le sud de l’Italie étaient occupés par des colons grecs, très civilisés comme les Etrusques. Tout le trafic doit passer ou par la mer ou par le pont sur le Tibre. C’est dire que Rome occupe là une position admirable, une position aussi belle que celle par exemple qu’a occupée Bruxelles sur la grand-route qui allait des plaines de la Vistule jusqu’à Londres. Hein ? Ces grandes routes...

Puis Rome s’est organisée, s’est organisée comme ces gens pouvaient s’organiser entre eux. L’autorité des chefs était très contestée: c’étaient des fiers-à-bras qui se maintenaient à la force du biceps. Mais le vrai dirigeant de la cité, c’était l’assemblée des hommes libres, des hommes en armes, qui vont bientôt d’ailleurs se distinguer de ceux, libres aussi, qui habitent hors des murs, et qui formeront jusqu’à la fin de l’Empire romain les comices ruraux, les tribus rurales. Il y a quatre tribus urbaines, et les autres sont des tribus rurales.

Et puis, a un moment donné, cette ville subit l’ascendant irrésistible d’un royaume, presque d’un empire, incomparablement plus puissant qu’elle, qui est celui des Etrusques, et tombe aux mains des rois étrusques, qui vivent d’abord à Tarquinia, qui est au nord de Rome, dans le Latium, et puis qui après s’installent à Rome. Le dernier d’entre eux, vous le connaissez, c’est Tarquin. Ce Tarquin a étérenversé. On nous apprend dans l’histoire qu’il a été renversé parce qu’il avait violé Lucrèce, et que Lucrèce, n’ayant pas pu supporter cette honte, s’était poignardée. Ce crime ne pouvait pas rester impuni. On a donc détrôné Tarquin, et avec lui les rois étrusques. Rome a conquis sont indépendance et s’est mise... à enlever celle des autres.

Car, en effet, l’histoire de Rome va maintenant consister a conquérir d’abord l’Italie, et, avant même qu’elle n’ait conquis toute l’Italie, de conquérir l’Europe, et puis une partie de l’Asie, et puis le nord de l’Afrique.

Nous nous trouvons alors en présence de cette République romaine. Je voudrais vous donner une idée de cette République romaine, car si vous ne comprenez pas bien ce qu’était cette République romaine, vous ne pouvez pas comprendre l’histoire des esclaves, et surtout des révoltes d’esclaves.

Cette République romaine était dirigée nominalement par deux assemblées, dont l’une était le Sénat, et dont l’autre était l’assemblée du peuple. Senatus Populusque Romanus, le sénat et le peuple des Romains... Toutes nos villes portent encore S.P.Q. quelque chose, par exemple pour Bruxelles S.P.Q.B., ce qui veut dire: le "sénat" et le peuple de Bruxelles.

Ce peuple était un peuple de paysans libres et d’artisans, plus ou moins riches. Et le Sénat, c’étaient des gens élus, mais élus toujours dans les mêmes familles; le mot famille s’entend en latin d’une façon très large, c’est la gens; c’est une famille qui est une véritable tribu, et cette tribu ne comprend pas seulement les gens d’un même sang, mais comprend en outre tous les obligés de ces gens, les gens de la gens, que l’on paye, que l’on entretient, a qui l’on donne la sportule pour leur permettre de vivre.

Bientôt une distinction très nette va s’établir entre d’une part l’ordre sénatorial et d’autre part ce que l’on a appelé la plèbe, c’est-à-dire tous ces gens qui n’appartenaient pas à l’ordre sénatorial. Ces Romains étaient divisés en six catégories de gens, d’après l’impôt foncier qu’ils payaient. C’était une division censitaire en cinq classes, dont la première comprenait évidemment les grands propriétaires fonciers, les sénateurs. Je vous parle du début, hein! La sixième classe, à laquelle n’appartenaient pas les esclaves, qui n’appartenaient qu’aux gens, mais pas à une classe, la sixième couche de citoyens porte un nom très spécial, elle s’appelle les capite censi. On appelle capite censi, ceux qui étaient recensés par tête, et non point d’après l’impôt qu’ils payaient. Il faudra attendre les guerres de Marius, c’est-à-dire la révolte de Spartacus, qui se situe exactement au moment où la guerre entre Marius et Sylla, la guerre civile entre Marius et Sylla, s’est terminée, pour que les capite censi puissent devenir membres de l'armée, puissent devenir des soldats... Est-ce que vous me comprenez bien? Bon.

Donc, voyez Rome, je vous en prie, comme une oligarchie où très peu de familles, treize grandes familles et puis quelques autres autour, vont se partager tous les postes, ceux de prêteur, ceux de questeur, ceux de consul — deux consuls — postes qui sont renouvelés tous les ans et qu’on se passe de main en main dans les familles; et, plus tard, même le poste de tribun du peuple va être confié à des gens qui appartiennent à l’ordre sénatorial... C’estclair, hein? Vous voyez cela avec une grande clarté, du mois je l’espère, parce que sinon vous n’allez pas comprendre ce qui va se passer... Parce que ce qui va se passer est une chose extraordinaire, vraiment extraordinaire, très difficile à comprendre quand on ne saisit pas le mécanisme de base. Entre ces différentes couches de la population, qui vont encore se différencier entre couches rurales et couches citadines, vont se développer des luttes de plus en plus âpres, d’abord d’un côté toute la plèbe contre l’oligarchie, c’est la fameuse révolte de la plèbe et la grève sur le mont Aventin, vous vous souvenez de cette affaire, ce n’est pas le moment d’en parler maintenant. Plus tard cela va horriblement se compliquer, mais ça va encore se compliquer du fait que les sénateurs romains usurpaient les terres de conquête... Je m’explique.

Rome va se battre contre toutes les villes et contre toutes les tribus environnantes, d’abord avec les Sabins, de qui on a chipé les files, puis avec les Samnites, puis avec les gens de la Campanie, puis avec... enfin avec tout le monde... En Italie d’abord...

On les vainc, et puis on leur dit : « Eh bien, vous êtes nos alliés, nos alliés libres; mais vous n’avez pas la qualité de citoyens romains » . N’oubliez pas que la guerre de Spartacus se situe immédiatement après la grande révolte, autrement sanglante que la révolte des esclaves, des alliés, des Italiens qui disent « Oui, mais ! nous, on veut être des Romains! » Pourquoi? Est-ce que ce titre de Romain les chatouillait tellement? Mais pas du tout! C’était pour bénéficier des avantages qu’avaient les citoyens romains et qui n’étaient pas minces! « Secundo, une partie de vos terres, nous les prenons comme tribut de guerre, aussi simplement. Elles resteront collectives, elles sont la propriété collective du peuple romain ». Partout où les Romains gagnent la guerre, ils prennent une partie du territoire, auquel ils donnent le nom d’ager publicus, ce qui veut dire le territoire (ager, c’est le territoire que l’on cultive ou sur lequel on met des champs par exempte) public. Seulement — et si vous ne comprenez pas ceci tout le reste va vous échapper — cet ager publicus est occupé en fait par les sénateurs, qui le mettent en exploitation, en vertu d’un droit qu’ils s’arrogent et qu’ils appellent le droit d’occupation. Est-ce que vous voyez cela très clairement ?

Qu’est-ce qu’ils en font? Au début, quand Rome doit se suffire à elle-même pour se nourrir, bah ! on y fait du blé, de l’orge, du seigle. Plus tard, on en fait des prairies, des pâturages. Pourquoi? Parce que l’on vient de gagner la première guerre punique.

Vous vous souvenez de la première guerre punique ? Dans le cours de la première guerre punique, Rome en découd enfin avec sa grande rivale, Carthage, et l’enjeu de la guerre est la Sicile. La Sicile est prise par les Romains et fait partie de Rome, du territoire de Rome; presque toute la Sicile devient ager publicus. Qu’est-ce qu’on va faire en Sicile ? On va y mettre du blé. Laissez-moi vous dire que la Sicile n’est pas du tout un pays sauvage, désert, comme vous pourriez l’imaginer, mais une des régions les plus fertiles du monde, et certainement, à part la plaine thrace, la région la plus fertile d’Europe. Vous me suivez bien, hein? On y a deux récoltes par an. On est d’ailleurs terrifié quand on voit aujourd’hui la misère effrayante du paysan sicilien et l’extravagante fertilité de sa terre. Elle tient à quoi? Au fait, exactement comme du temps de l’Empire romain, que cette terre est entre les mains de grands propriétaires latifundiaires.

Puis vient La deuxième guerre punique, qui se termine, vous vous en souvenez, par la bataille de Zama, gagnée par Scipion l’Africain, « le premier Africain » appartenant à la grande gens Cornelia qui vous le savez a compté de tout temps des maîtres de la République. Et, à partir de Zama, le caractère de Rome va changer entièrement. A partir de ce moment, on va pousser la guerre partout, on va conquérir la Pannonie, ce qui est la Hongrie, on va conquérir la Grèce. Et la destruction de Carthage, au cours de la troisième guerre punique, et de Corinthe, par laquelle s’achève la conquête de la Grèce, se situent la même année, c’est-à-dire en 146 avant Jésus-Christ.

A partir de ce moment-là, que deviennent les Romains? Des gens qui vont vivre de L'Empire. Des gens qui ne fichent plus rien eux-mêmes, qui laissent tout faire par les esclaves qui abondent sur le marché, qui viennent de partout... On gagne des guerres, on réduit des peuples en esclavage, on amène des esclaves par milliers, par dizaines de milliers, par centaines de milliers, en Italie et en Sicile. Et le Romain lui-même, ou bien il exploite ses esclaves ou bien il fiche de moins en moins. Comprenez-moi bien ! Est-ce que ces Romains qui fichent de moins en moins sont un peuple tellement, particulièrement, paresseux? Mais pas du tout! On imagine peu de gens plus actifs que les Romains, de véritables fourmis! Mais comment voulez-vous que ces gens travaillent encore? Tout paysan romain, tout artisan romain, tout Romain qui paie le cens, est soumis au service militaire. Tant qu’on se battait en Italie, allait très bien; on se battait pendant l'été on revenait chez soi à l’automne et pendant l’hiver; on faisait vite les travaux d’automne, les travaux d’hiver et les travaux de printemps, et puis on repartait se battre. On était soldat pendant vingt-cinq, trente ans. On était dans des légions, qui comptaient chacune dix mille hommes... Enfin, je ne vais pas vous expliquer tout ça, vous savez ça aussi bien que moi. Mais quand La guerre s’étend hors du territoire de l’Italie, on ne revient plus; on reste parti trois ans, quatre ans, cinq ans; on campe au-delà des Alpes ; on campa à l’autre bout de la Méditerranée; on campe en Afrique, on campe en Espagne; du temps de Jules César, on campe en Angleterre; on campe en Hollande. On ne rentre plus. Et, quand on rentre, la terre est fichue; la femme et les gosses sont à peu près morts de faim; et on s’aperçoit que la terre a été occupée, enclavée, achetée, dans l’un ou l’autre latifundium appartenant aux sénateurs. Alors qu'est-ce que vous voulez faire? Rouspéter ! Et qu’est-ce qu’on décide de faire? On donner une sportule, de l’argent, a tous ces gens, et du blé gratuit, du blé qui vient de Sicile, qui vient du nord de l’Afrique, qui vient d’un peu partout. Et a mesure que l'Empire s’étend, les marchandises affluent à Rome et servent à nourrir ceux qui ne fichent plus rien.

Vous comprenez. bien le problème?

Voilà donc un peuple d’oisifs forcés qui petit a petit ne voient plus aucun espoir. Quand on n’a pas vu travailler son père, on se demande pourquoi on travaillerait et on sait bien qu’on n’a aucun espoir. Et quand c’est son grand-père, alors là, on s’installe normalement dans le régime de la sportule et du jeu de cirque. C’est ce qui est d’ailleurs arrivé.

Mais une catégorie de gens vont se mettre à travailler. Pas de leurs bras, mais de la tête. Ils se disent « Mais on peut gagner des tas d’argent; on peut devenir riches, en nous livrant à toute espèce de trafic possible, en ouvrant des fabriques, en faisant le commerce des esclaves, en important le blé, en armant des bateaux ». Et bientôt va naître une classe que j’appellerais de capitalistes, de marchands, de gens qui font argent de tout. Comme une oie fait ventre de tout, ces gens qui vont appartenir à qu’on appellera l’ordre équestre, vont faire eux aussi ventre de tout. Et il va naître de la façon la plus naturelle et la plus normale une rivalité de classes qui deviendra une lutte de classes, qui deviendra une guerre de classes, entre l’ordre sénatorial, composé de propriétaires fonciers, de propriétaires latifundiaires, et l’ordre équestre, compose des marchands s’enrichissant tous les jours. Ils vont briguer les places au Sénat, ils vont briguer un rôle de plus en plus grand dans la République et ils vont se battre pour ce rôle de plus en plus grand dans la République.

Ces guerres ont été effroyablement sanglantes. Je voudrais que vous vous imaginiez ce qu’a été par exemple la prise de pouvoir des citoyens équestres qui s’en étaient remis à un fier-à-bras qui s’appelait Marius, contre les sénateurs. Ils sont maîtres de la vile, jusqu’au moment où les sénateurs confient leur sort à un des leurs qui s’appelle Sylla. Il va alors y avoir la célèbre guerre entre Marius et Sylla, au cours de laquelle on s’entr’égorge, on s’entr’éventre, on s’entr’étripaille d’une façon épouvantable, et qui finit, vous le savez, par la victoire, tout a fait éphémère d’ailleurs, de Sylla, qui va réduire l’ordre équestre presque en servitude, et qui va faire régner à nouveau le Sénat.

Et puis... ce sont des dictateurs qui vont apparaître, d’abord par brelans : César, Pompée et Crassus, le même Crassus qui a vaincu et fait crucifier les esclaves commandés par Spartacus. Je devrai vous parler de ce Crassus dans quelques instants. Vous vous dites: « Mais quand est-ce qu’il va nous raconter la guerre de Spartacus? » Je vous la raconterai, rassurez-vous, mais cela se fera très rapidement parce que nous en savons très peu. Ce qui compte avant tout, c’est de vous expliquer tout le mouvement qui se passe: c’est ça de l’histoire.

Eh bien, ce sera donc le premier triumvirat. Crassus sort du coup. Ce sera la guerre entre César et Pompée. Ce sera la victoire de César, et ce sera la dictature césarienne. Et puis, on va se battre pour les dépouilles de César, Marc-Antoine d’une part, Octave de l’autre. Octave va gagner la bataille et deviendra le premier imperator sous le titre d’"Auguste"… C’est clair, hein? Vous voyez ça nettement? Bon. Voilà le contexte dans lequel vont maintenant apparaître les esclaves.

Qui étaient ces esclaves?

Très peu de Romains. Très peu, et bientôt plus du tout. Au début, quand on n’était pas encore en pleine guerre avec le monde extra-italien, il fallait bien des esclaves, et on prenait des Italiens et des Romains. Un père pouvait vendre ses propres fils en esclavage. Un créancier pouvait vendre son débiteur en esclavage. Ces gens n’ont jamais été très nombreux.

Partie souterraine de grand amphithéâtre de Pouzzoles

Partie souterraine de grand amphithéâtre de Pouzzoles

Les esclaves commencent d’affluer au moment des grandes guerres, et, comme ça ne suffit pas encore, les dizaines et les centaines de milliers de prisonniers qu’on amène en esclavage, on fait une espèce d’alliance, et ça, ce sont les équestres qui ont fait ça, les chevaliers, avec les pirates de la Méditerranée. Imaginez-vous, je vous prie, la Méditerranée après la défaite de Carthage et la destruction de Carthage. Lorsque Carthage disparaît, il n’y a plus de police en Méditerranée! La flotte carthaginoise a joué dans la Méditerranée le rôle qu’avant elle avait joué la flotte grecque, et avant la flotte grecque, la flotte phénicienne, le rôle qu’a joué dans le monde, sur les sept mers, la flotte anglaise, plus tard: le rôle de police. Dès que Carthage a disparu, personne n’a pris sa succession, même pas Rome... Les Romains — c’est comme le capitaine dans le fameux roman et le fameux film — n’aimaient pas la mer! Ah non! Ils n’aimaient pas la mer... C’étaient des terriens. Les Grecs sont devenus des marins par la force des choses; les Grecs disent qu’ils sont devenus marins par la force contraignante du ventre... mais les Romains pas! Ils ont construit une flotte pour vaincre Carthage au cours de la première guerre punique, une très belle flotte d’ailleurs, et puis alors ils ne sont plus retournés sur la mer, ah non ! Il a fallu attendre Pompée, c’est-à-dire un siècle, pour que l’on se mette enfin a sérieusement combattre les pirates, qui infestaient la Méditerranée, ces pirates qui s’appelaient des pirates ciliciens — pas siciliens. hein! — ciliciens.

Que faisaient ces pirates? Ils pirataient, mais ce n’est pas tout ce qu’ils faisaient. Ce qu’ils faisaient surtout, c’était aller razzier. Ils allaient razzier des esclaves un peu partout, et notamment chez des peuples qui étaient alliés des Romains, en Bithynie par exemple. Alors, imaginez cette situation : ces gens vont pirater des esclaves, les amènent en Italie avec la complicité de l’ordre équestre, qui prélève sur la vente de ces esclaves un pourcentage impressionnant, ou qui achète ces esclaves à bas prix, et on ferme les yeux sur les exactions dont sont victimes les royaumes alliés. A telle enseigne qu’à un moment donné Marius, qui est obligé d’aller combattre les Cimbres et les Teutons, qui ont traversé le Rhin et qui sont descendus en Gaule et qui se trouvent au nord de l’Italie, se dit: « Nom d’un chien ! Il me faut des soldats... Comment faire? » II commence par prendre dans ses légions les capite censi , ces gens qui ne payaient pas le cens. Chance énorme ! Comment ! On n’a jamais rien fichu jusqu’ici, mais maintenant on a un métier, on va devenir soldats ! Vous imagines les affiches: « Vous n’avez rien à faire, vous n’avez pas d’avenir, vous voyez le jeu de cirque ; une carrière vous est assurée; engagez-vous dans l’armée ! » Et on va voir l’armée romaine qui était une armée de citoyens aisés, de petits paysans, de petits artisans, devenir une armée de Lumpen ! C’est exactement cela. Plus tard, on va d’ailleurs accepter n’importe qui. Au fur et a mesure que les besoins en légions vont augmenter, on va accepter n’importe qui.

Et le premier qui songe a accepter n’importe qui, c’est Marius, qui, devant combattre les Cimbres et les Teutons et n’ayant pas encore assez avec les capite cens , s’adresse d’abord aux peuples italiens, et puis à son allié, le roi de Bithynie. Ah ! le roi de Bithynie n’a plus depuis des années et des années eu de guerre; il a donc beaucoup de jeunes gens valides et, par conséquent, il peut fournir une belle armée. Je n’invente rien, et je ne force même pas la note. Marius est absolument convaincu, et le Sénat est absolument convaincu, que le roi de Bithynie va envoyer cette armée.

Que répond le roi de Bithynie? Des jeunes gens? Je n’ai pas de jeunes gens. Savez-vous où sont mes jeunes gens? Ils sont dans vos champs. Ils sont dans vos champs comme esclaves, parce que les pirates ciliciens viennent les enlever chez moi et vous les achetez !

C’est raide et on décide par conséquent de renvoyer chez eux — c’est un sénatus­-consulte très important — tous les esclaves en provenance des royaumes alliés, et on commence à les recenser. On en revoie par centaines. Oui mais... les autres esclaves, surtout en Sicile où le mouvement commence, se disent: « Eh mais !... eh mais et nous ? » Et sur le bureau du préteur, on voit affluer les demandes des esclaves qui veulent être renvoyés dans leurs foyers. Si lui, pourquoi pas moi? D’où naît un nouveau sujet de mécontentement. Vous voyez cela clairement?

Quels esclaves se sont révoltés? Première révolte des esclaves : les soldats d’Hannibal, les soldats de Carthage, faits prisonniers et réduits en esclavage. Des soldats qui avaient vaincu Rome, qui avaient fait trembler Rome, qui avaient traversé les Alpes, qui avaient gagné la prodigieuse bataille de Cannes où en un seul jour ils avaient massacre 50.000 soldats romains, cinq légions tout entières. Ces types-là, quand ils ont été esclaves, se sont révoltés. Ils ont eu très dur, les Romains ! Je ne vous parlerai pas de cette révolte-la, qui est tout à fait particulière.

Il y a eu ensuite les révoltes d’esclaves étrusques. Eux aussi, souvenir d’un grand peuple, ils étaient entre eux, ils se parlaient, ils se comprenaient.

Troisième révolte qui se situe en 135 — n’oubliez pas que tous les chiffres sont avant notre ère et qu'il faut compter à l’envers — qui se situe en 135 et qui se produit en Sicile. Histoire inouïe. Qu’était la Sicile à ce moment-là? La Sicile, qui avait été d’abord un grenier à grains, devient maintenant un grenier à viande et à lait. Des grandes plaines centrales, on a fait des pâturages. Des pâturages dans l’ ager romanus , l’ ager publicus . Des pâturages qu’occupent illégalement d’ailleurs, mais de fait, les sénateurs. Dans ces immenses étendues vivent des dizaines de milliers d’esclaves venus de toutes parts. Ce qui a rendu les révoltes d’esclaves très difficiles, c’est que ces gens étaient de nationalités différentes et que, par conséquent, ils se comprenaient très difficilement entre eux. Ils parlaient une espèce de sabir, quelque chose qui ressemble au "bêche-de-mer" que l’on parle dans les îles polynésiennes. Quelque chose qui était du "petit nègre", ce langage que les Noirs emploient pour parler aux Blancs ou plus honteusement les Blancs pour parler aux Noirs. Toi, faire ceci, y a bon. Vous voyez le genre! Ils parlaient ça entre eux. Il n’était pas possible de communiquer beaucoup de grandes idées de cette façon. C’est ce qui a rendu particulièrement difficile les révoltes d’esclaves. Mais ce sont ces gens-là, ces pâtres, ces bergers qui se sont révoltés et qui ont fait la première grande révolte servile qui a fait trembler Rome, en Sicile, et qui se situe environ soixante-dix ans avant la révolte de Spartacus. Vous voyez ça clairement?

A la tête de cette révolte se présente un homme extraordinaire qui s’appelle Eunous. Son propos est net, clair et simple. (Vous verrez tout a l’heure que le propos de Spartacus n’est pas simple du tout.) Il veut et il se sent la force de créer un royaume d’anciens esclaves en Sicile. II gagne l’adhésion des pâtres autour de lui d’abord en leur expliquant qu’il y a moyen, que ça ne peut pas continuer, que ça ne peut pas durer, et en leur exposant des vues religieuses et philosophiques et en se disant inspire par la déesse syrienne Astarté — la religion va jouer un très grand rôle là-dedans. Cet homme groupe autour de lui un nombre considérable de ces esclaves ruraux. Est-ce que ces gens avaient des armes? Oui. Ils avaient des armes pour brigander.

En effet. des historiens — Appien singulièrement, et Diodore de Sicile —nous racontent que des esclaves, des pâtres se sont rendus chez leur maître, un certain Damophile, et ils lui ont dit : « Ecoute, on crève de faim. On fait ma! le travail parce qu’on a faim et qu’on dépérit » . Qu’est-ce que Damophile leur a répondu ? Il les a fait fouetter non point parce qu’ils avaient eu cette audace, mais parce qu’ils n’avaient pas eu l’audace de vivre de rapines. Ce qui fait que ces gens-là d’abord ne payaient pas leurs esclaves, bien sûr. On les a acheté une fois pour toutes. Et puis on ne les nourrissait pas. On ne les vêtait pas et on leur disait : « Mais prenez, prenez » . Et on leur a donné des armes pour pirater, pour vivre sur l’habitant, sur d’autres esclaves ou sur d’autres maîtres, n’importe! Cela ne les regarde pas. C’est le domaine de l’autre!

Ces gens avaient donc des armes. Il se fait qu’Eunous était un général remarquable et qu’il a d’abord trouvé devant lui, quoi ? Mais la police locale. Il faut bien vous dire que les Romains, et ça va se retrouver dans l’affaire de Spartacus, avaient un mépris tellement considérable, tellement total, tellement entier, pour les esclaves, qu’ils ne pensaient même pas que les esclaves pussent se révolter. Impensable! Si un des types essayait de s’enfuir, on le rattrapait et on le crucifiait. On le crucifiait du moins depuis qu’on avait vaincu Carthage, car les Romains ne connaissaient pas la croix dans le temps, le bois patibulaire; ils ont vu les premiers crucifiés, leurs propres soldats, les mercenaires désobéissants, les esclaves carthaginois désobéissants, à Carthage. Ils ont trouvé cela une invention remarquable, et aussitôt ils l’ont importée... comme les croisés le moulin à vent. Eh bien, ils les crucifiaient.

Peu d’armée à la disposition des propriétaires d’esclaves! On leur disait: « Ecoutez, si vos esclaves fichent le camp, rattrapez-les par vos propres moyens, crucifiez-les, c’est votre droit ; et ce sera fini » .

Par conséquent, contre ces esclaves révoltés, on commence par envoyer la police locale. Les esclaves n’en font évidemment qu’une bouchée. Cet Eunous, qui est un type génial, génial, songe à s’emparer d’une ville. Il avait espéré que la prise de cette ville — la ville d’Enna au centre de La Sicile — allait être enfantine de simplicité; il suffisait de dire: « Vous savez, les gars — les esclaves de dedans — on est là; révoltez-vous, ouvrez-nous la ville; on vous fait des citoyens libres ! »

Quelle erreur — la seule — dans Les calculs d’Eunous! Jamais, ni dans la révolution d’Eunous ni dans celle de Triphon, qui eut lieu aussi en Sicile (104-99) ni dans celle de Spartacus, les esclaves des villes n’ont marché! Ils ont laissé tomber leurs copains comme des briques chaudes: « Nous, on est des esclaves privilégiés; nous, on n’est pas des sauvages comme vous; nous, on est des gens cultivés; nous, on est des nourrices, des majordomes, des femmes de chambre; nous, on ne vous connaît pas... » C’est une chose qu’il faut bien clairement se dire; c’est tragique, mais c’est comme ça! Alors, il a bien fallu prendre la ville de force et libérer ces esclaves malgré eux. Ils se sont évidemment ralliés quand les autres ont été vainqueurs.

Et puis, on a envoyé contre eux une armée romaine, que l’on avait confiée à une espèce de sous-fifre. Elle s’est fait battre. Puis on a envoyé une armée, une vraie, des légions, sous la conduite d’un consul. Il s’est fait battre. Deuxième légion... Se fait battre... Et puis, on les a laissés tranquilles. Et pendant six ans, dans le centre de la Sicile, il y a eu un royaume libre d’esclaves, admirablement organisé d’ailleurs, et il y aurait une étude prodigieusement intéressante à faire sur ces royaumes d'esclaves qui ont existé en Sicile.

Et puis, tout de même, c’était de trop, et on a envoyé des armées romaines de plus en plus puissantes sous la conduite de Metellus, et on les a vaincus.

Mosaïques romaines avec combats de gladiateurs

Mosaïques romaines avec combats de gladiateurs (Musée Borghese, Rome)

A ce moment, les Romains, les plus intelligents de l’ordre sénatorial. se sont dit: « Mais... mais comment cette révolte a-t-elle été possible ? Elle a été possible parce que ces gens étaient réunis sur ces énormes latifundia, parce qu'il n'y avait plus de paysans libres. II faut maintenant redistribuer la terre aux paysans libres; ces paysans que vous avez dépossédés, que nous avons dépossédés. Il faut leur rendre de la terre. Il faut faire ce que l’on appelle des colonies, surtout aux ex-militaires. Ah, ceux-là, ils sauront défendre leur petit lopin de terre. si jamais les esclaves se re-révoltent ! »

C’était la sagesse même, la sagesse... Mais allez donc faire prévaloir la sagesse chez des gens de qui l’intérêt est de ne pas écouter la sagesse, du moins l’intérêt immédiat! C’est la tragique histoire des Gracques. Tibérius Gracchus, et plus tard après lui Caïus Gracchus, ont déposé des lois en tant que tribuns du peuple, qu’ils ont fait voter surtout par les Comices tributes, des lois qu’on appelle les lois semproniennes, parce que les Gracques appartenaient à la famille des Sempronii, par lesquelles la terre était redistribuée aux anciens petits paysans. Quelles terres? Pas les terres qui étaient la propriété des sénateurs; tout de même, il ne faut pas trop demander... et les Sempronii appartenaient eux-mêmes à l’ordre sénatorial! Mais les terres de l’ ager publicus , ces terres que l’on occupait tout à fait illégalement, en disant: « Mais maintenant, nous allons les consigner, les consigner entre les mains de ceux qui les cultiveront eux-mêmes, nous allons faire des colonies de peuplement » .

A travers des trucs incroyables, cette loi, qui a été votée en 131, cette loi n’a jamais été appliquée, jamais! Les sénateurs ont trouvé toutes sortes de moyens pour qu’on ne partage pas les terres qu’ils occupaient sans droit ni titre, mais de fait. Ces moyens vont de l’assassinat —on a assassiné Tibérius Gracchus !— au sabotage, à l’achat des commissaires chargés de faire les répartitions, enfin a tous les moyens usuels dans ce genre d’affaires.

C’était de la folie! C’était très sage dans l’immédiat; c’était de la folie, parce que c’était ruiner Rome! C’était de la folie à telle enseigne que Jules César, et après lui Auguste, n’ont rien eu de plus pressé que d’appliquer les lois semproniennes, ce qui a d’ailleurs été une des raisons de leur popularité. Les lois semproniennes, je le rappelle, sont ces lois par lesquelles on redistribuait les terres.

Rien eu à faire! Aussi une seconde révolte a-t-elle éclaté quelques années plus tard, révolte qui a éclaté en deux point distincts de la Sicile; les deux se sont joints, et ils ont de nouveau créé un royaume libre, d’hommes libres anciens esclaves. Il a de nouveau fallu cinq ans aux Romains pour avoir raison de ça.

Entre-temps, s’enflamment à Rome ces fameuses guerres dont je vous ai parlé, guerres entre d’une part les sénateurs, d’autre part les chevaliers: Marius-Sylla. Et en même temps Rome doit faire face à des tas de difficultés! Il y a d’abord dans le royaume du Pont —le Pont-Euxin— un type que vous connaissez tous qui s’appelle Mithridate, ce type qui prenait un peu de poison tous les matins pour être immunisé, vous vous souvenez —c’est pourquoi on dit encore "se mithridatiser"— qui a mené la vie terriblement dure aux Romaine.

Un matin, il a fait quelque chose dans le genre de ce que seront plus tard les Vêpres siciliennes ou le Schild en Vriend à Bruges; un matin, sur un signal donné, il a fait massacrer tons les Romains qui habitaient sur ses terres; ça faisait 80.000 personnes qui ont été massacrées en deux heures de temps. C’est du travail soigné! 80.000, je ne sais pas si vous vous rendez compte ! Il est évident que c’était la guerre. Ce fut la guerre, mais quelle guerre! Une guerre qui a duré des années et dans laquelle Rome a épuisé une partie de ses forces.

En même temps. l'un des compagnons des Gracques, qui avait été exile bien sûr et qui était en Espagne, et qui s’appelle Sertorius, soulève les peuples hispaniques qui étaient toujours près de se révolter. Qu’est-ce qu’ils se sont battus! Quelles choses admirables! Ah, un jour il faudra que je vous raconte la prise de Numance, la défense de la ville de Numance et la prise de Numance par Scipion Emilien, où les derniers types de Numance se sont tous donné là mort, hommes, femmes, plutôt que de tomber vivants entre les mains de leur vainqueur, Scipion Emilien. De tout côté, Rome est attaquée, acculée, obligée de se battre. Et c’est ce qui a permis a cette deuxième révolte d’esclaves et a la révolte de Spartacus notamment de tenir si longtemps.

Lorsque cette deuxième révolte des esclaves de Sicile a été terminée, sont tombés enfin entre les mains des Romains qui les avaient encerclés, les mille derniers survivants. On voulait les amener à Rome, derrière le char triomphal du vainqueur, et les réduire a nouveau en esclavage, après en avoir fait périr une partie dans les jeux de cirque. C’est alors que ces esclaves ont donné un exemple, quelque chose de prodigieux. qui a frappé les Romains eux-mêmes de stupeur! Ils se sont tous entre-tués. Deux esclaves s’embrassaient, l’un tuait l’autre, puis celui qui restait vivant se tournait vers un autre, l’embrassait et se faisait tuer par lui, et ainsi de suite jusqu’au dernier qui s’est tue lui-même. Mille! Les mille derniers survivants de la révolte de Sicile!

Quelques années plus tard, la situation n’ayant toujours pas changé, la révolte va éclater à Capoue, dans l’école de gladiateurs de Lentulus Batiatus. Qu’est-ce que c’était que l’école de gladiateurs? Qu’est-ce que c’était que les gladiateurs? Et qu’est-ce que c’était que Spartacus, qui était l’un d’eux ? Et qu’est-ce que c’était que Capoue? Capoue est une vile qui se trouve au nord-est de Naples — est-ce que je ne vous ennuie pas avec tous ces détails ? — au nord-est de Naples, dans une partie de l’Italie qui s’appelle la Campanie. Il est très caractéristique que cette révolte des esclaves et des gladiateurs ait réussi en Campanie. parce que la Campanie se trouvait dans la même situation que la Sicile, immense ager publicus sur lequel étaient des dizaines et des dizaines, des milliers de pâtres, vous voyez bien? Les réformes semproniennes n’y avaient pas même été commencées. Donc une situation classique, claire, nette: terres publiques occupées par les sénateurs qui y font paître des vaches et garder ces vaches par des esclaves. Capoue était une ville riche, très riche et très raffinée. Et vous le savez bien puisque c’est dans les délices de Capoue que l’armée d’Hannibal a perdu son mordant, son métal, si j’ose dire. A Capoue, on vivait bien. Il y avait des usines de parfum surtout. Crassus était d’ailleurs propriétaire d’un grand nombre de ces usines de parfum, et c’est pourquoi cette révolte d’esclaves l’a personnellement tellement gêné.

Remarquez que c’est aussi à Capoue, chez ces gens particulièrement raffinés, qu’avait pris naissance le combat par couples entre gladiateurs. Je m’explique. Les Romains étaient des gens qui aimaient beaucoup les jeux sanguinaires, et l’usage de faire combattre des hommes dans les cirques y était très répandu. Au début, c’étaient des batailles rangées que l’on organisait, des batailles rangées entre esclaves spécialisés, lourdement armés, casqués, guêtrés de fer, avec des épées — pas de longues épées; la longue épée, c’étaient les Gaulois — avec des épées et des boucliers, l'on appelait les samnites. Ces samnites, vêtus comme des hoplites grecs, se battaient, spectacle intéressant, par l’évolution en groupes. Pour des gens vraiment fins, ça n’était pas du beau sport, c’était du grand sport, mais pas du beau sport. On s'est alors décidé à faire des duels de gladiateurs, le combat par  tête, pour que chacun pût bien voir ce qui se passait. Et c’était d’autant plus beau et d’autant plus fin que ces gens étaient moins protégés. C’est pourquoi on a réduit leur armement à un casque, des cnémides, un petit bouclier rond et une épée. Cela s’appelle les mirmillons. Et puis, on a trouvé que c’était encore insuffisant, et on a introduit une façon de se battre qui alors pouvait vraiment satisfaire les plus raffinés, les vrais aficionados, les "fans" les plus exigeants. Ça s’appelle les thraces. Qu’est-ce que c’étaient que les thraces? Les thraces étaient des gens — je ne parle pas du peuple thrace maintenant, hein; je parle de cette espèce de gladiateurs que l’on appelait les thraces — des gens qui étaient entièrement nus, nus des pieds à la tête, et qui ne portaient rien: lorsque je dis « rien » , Mesdames, je ne dois pas donner de détails, tout le monde me comprend: ils ne portaient rien. Mais ils tenaient à la main un couteau recourbé, effilé comme un rasoir, qui s’appelait la sica. Ils devaient se battre a mort l’un contre l’autre, et la mort ne venait jamais d’un coup de poignard —c'était du travail de brutes, n’est-ce pas ?—- il fallait que la sica taillade les artères, par conséquent il fallait viser à la carotide, au poignet, partout où l’on peut atteindre une artère, et l’un des deux mourait exsangue et parfois les deux. Ça, c’est le combat des thraces. On avait alors atteint le sommet du classicisme en matière de combat de gladiateurs, et, comme après le classicisme vient toujours le baroque, on a inventé un combat plus baroque, qui était celui des rétiaires. Les rétiaires étaient armés d’un filet. assez semblable à ce que l’on appelle un épervier, que l’on lançait sur l’autre, que l’on perçait alors d’un trident, d’une espèce de fouëne, exactement comme si c’était un poisson. Ça, ce n’est plus du beau combat, d’autant plus qu’à un moment donné, on a opposé soit un mirmillon, soit un thrace à un rétiaire... Scène extraordinaire d’ailleurs ! Ce rétiaire menait une espèce de danse autour de ce thrace ou de mirmillon en chantant une chanson dont je ne connais pas l'air, mais les paroles, et qui va comme ceci: « Non te quaero, piscem quaero; cur me fugas, Galle ? » Ce qui veut dire: « Ce n’est pas toi que je cherche. Je cherche un poisson; pourquoi me fuis-tu. Gaulois ? » Lorsque c’était un Gaulois... ou un thrace, enfin. C’est clair?

Sauf les samnites, les mirmillons, les thraces et les rétiaires étaient formée dans l’école de Lentulus Batiatus, à Capoue. A quelle nationalité appartenaient ces gens ? N’était pas combattant à la thrace qui veut! Il fallait avoir d’abord un extraordinaire courage physique, une prodigieuse agilité et l’usage du couteau. Les thraces, les combattants thraces, étaient composés d’abord de Thraces, des gens qui venaient de la Thrace. La Thrace, vous vous en souvenez, est une plaine immense et particulièrement fertile qui s’étend entre deux chaînes de montagnes, en Bulgarie actuelle, au sud la chaîne des Rhodopes, au nord le premier contrefort des Balkans, qui s’appelle la Stredna Gora aujourd’hui et derrière laquelle se trouve la célèbre vallée des Roses. Les gens qui se battaient à la sica étaient des montagnards des Rhodopes et des montagnards des premiers contreforts des Balkans. Vous comprenez bien? Secundo, les autres thraces particulièrement célèbres étaient les Juifs, pas tous les Juifs, mais les Juifs qui venaient des montagnes de Galilée, les montagnards galiléens, ceux qui avaient formé l’essentiel, le cadre actif, des armées de Judas Macchabée. C’étaient donc des combats au couteau de montagnards nus.

Ces gens s’aimaient entre eux. Ils partageaient le même sort, et devoir entrer dans l’arène tout nu pour tuer un ami ou être tué par lui, pour donner un frisson aux dames et aux invertis romains, c’était quelque chose d’assez épouvantable ! Je crois bien que c’est l’une des pires atrocités auxquelles on ait jamais forcé les hommes.

Les rétiaires, eux, étaient généralement des nègres.

Qu’est-ce qui a amené la révolte des gladiateurs de l’école de Lentulus Batiatus à Capoue?

Howard Fast, dans un roman admirable, qui prend avec l’histoire, sur laquelle nous avons très peu de documents, des libertés certaines, mais qui a admirablement compris l’esprit de Spartacus et de ses gladiateurs, imagine que la révolte a été le résultat de deux combats par paires, particulièrement malheureux, où des gens qui s’aimaient particulièrement ont dû s’entre-tuer et ont refusé de le faire. L’idée est excellente, et c’est peut-être bien là un des motifs s’ajoutant à tous les autres.

Spartacus lui-même était un Thrace. D’aucuns prétendent qu’il avait été un homme libre, un soldat, qui à un moment donne avait déserté, que l’on avait repris, que l’on avait réduit en esclavage et que l’on avait amené, après diverses péripéties, dans l’école de Lentulus Batiatus, où il était devenu un combattant vraiment extraordinaire.

D’autres nous disent au contraire qu’il était un korhouhou. Korhouhou est un mot égyptien, un terme de mépris, qui signifie fils et petit-fils d’esclave. Il est peu probable que Spartacus ait été un fils et petit-fils d’esclave, un korhouhou. En effet, nous savons de science certaine qu’il avait une très forte culture grecque, ce qui pour un fils et petit-fils d’esclave est impensable. A moins qu’il n’ait été fils de précepteur grec —les précepteurs grecs étaient des esclaves des Romains— ce qui est peu probable parce que cela ne l’aurait pas réduit au rang de gladiateur, qui était le plus bas de tous les esclaves : c’étaient des bêtes, on leur rasait la tête, ils étaient marqués.

Il est donc vraisemblable qu’il a été un homme libre, et que c’est le souvenir de sa liberté qui l’a poussé a cette révolte.

Tout le monde nous le décrit comme un homme doux, bon et juste, très courageux, un combattant extraordinaire. Il avait autour de lui deux amis très chers, qui étaient des Gaulois, qui combattaient à la thrace comme lui, et qui s’appelaient l’un Crixus et l’autre Eunomaius. C’est a eux trois qu’ils ont fomenté cette révolte. Une révolte au cours de laquelle tout à coup, un beau matin du printemps de 73, ils ont massacré leurs gardiens, massacré leurs moniteurs, massacré les quelques soldats romains que Batiatus était parvenu — les uns disent Batiatus, les autres Batuatus —était parvenu à force d’argent à avoir comme gardes dans son école. Les esclaves des cuisines se sont joints a eux, et ils se sont trouvés libres, septante-quatre sur les routes... Septante-quatre types qui n’avaient pas d’autre idée que de fiche le camp!

Il faut bien vous dire que la forme la plus courante de la lutte des classes que mènent les esclaves est le sabotage et la fuite.

En route vers le Vésuve, sur les pentes duquel ils comptent aller se reposer un peu avant de se disperser et de fiche le camp comme ils peuvent, ils rencontrent la garde municipale de Capoue, qui est envoyée à leur rencontre et qu’ils massacrent. Qu’est-ce que c’étaient que ces pauvres gardes-ville de Capoue vis-à-vis d’une soixantaine de gladiateurs qui étaient les combattants les mieux formés qui existassent au monde ! Enfin, c’est comme si on essayait de faire gagner à la course un zinneke contre un lévrier ! C’est une chose absolument impensable que d’envoyer ceux-là ! Toujours cette fameuse idée du mépris que les Romains avaient pour leurs esclaves!

Alors s’est produit le miracle, le miracle sur lequel Spartacus et ses amis n’avaient pas compté. Au fur et a mesure qu’ils marchaient vers le Vésuve, les esclaves, les pâtres, se sont joints a eux, et ils se sont trouvés plusieurs milliers en arrivant sur les pentes du Vésuve.

C’est ici que Spartacus révèle l’homme qu’il était. Il aurait pu leur dire : « Voulez-vous fiche le camp? Moi, je n’ai qu une idée, c’est de regagner la Thrace. Seul, je m’en tire. Crixus et ses amis vont gagner la Gaule; chacun va tirer de son côté; les Noirs vont essayer de passer en Afrique. Fichez-moi le camp vous ne faites que nous déranger ! » Non.

Spartacus a compris qu’il avait une mission, un rôle à accomplir. Et cette mission, il l’a acceptée dans toute la clarté de sa conscience. Il a décidé d’accepter les esclaves, de les prendre sous ses ordres, puisqu’ils s’y mettaient, et de combattre Rome.

Gardes prétoriens et cavaliers romains.

Gardes prétoriens et cavaliers romains. Base de la colonne d'Antonin

Au bout de quelques mois, ils se sont trouvés a peu prés 150.000, vivant de rapines, allant chercher les animaux dans les champs abandonnés par les esclaves. Se nourrissant de leur chair, faisant des boucliers avec leur peau, forgeant des armes avec le fer qui leur tombait sous la main, et entraînant les esclaves qui n’étaient pas des gladiateurs à combattre. Et puis, ils ont attendu les évènements sur les pentes du Vésuve.

Rome a daigné s’émouvoir. Rome a daigné s’émouvoir surtout parce que les propriétaires ont dit : « Eh ! nos esclaves qui fichent le camp et nos vaches qui courent n’importe où ! Il faut faire quelque chose ! »

Le Sénat a envoyé les milices urbaines. Il faut imaginer ce que c’est que la milice urbaine. C’étaient des soldats, mais des soldats de luxe, des soldats de parade, admirablement habillés, qui faisaient l’exercice devant les badauds, et qui sont partis à pied, bien sûr — il n’y avait pas d’autre moyen de transport — à pied de Rome vers Capoue. C’est loin, vers le Vésuve, c’est très loin! Il y a une voie, toute droite, qui s’appelle la voie Appienne, mais ça fait quatre jours de marche. Ils ont fait cela en grand uniforme avec leur plumet, avec leurs cnémides qui leur faisaient des plaies dans le cou-de-pied, et il pleuvait. Ils sont arrivés pleins de morgue et de fatigue, et couverts de plaies, au pied de l’escarpement où se trouvaient Spartacus et ses amis.

Ici, Spartacus révèle son génie militaire. Pendant La nuit, faisant des échelles avec des sarments de vigne tressés, dans le plus grand silence, ils descendent de l’escarpement et tombent au milieu du camp romain dont ils massacrent rigoureusement tout le monde. Alors, ils ont des armes, ils ont tout ce qu’il faut, et maintenant ils disent : « Il faut marcher! » Ils marchent.

Maintenant, je voudrais vous faire comprendre le sens et l’esprit de la bataille que va mener Spartacus. Qu’est-ce qu’il espère ? Que peut-il espérer? Rien ! Il sait bien qu’un jour il sera vaincu ! On peut tuer une légion, deux légions, quatre légions, dix légions; on ne vainc pas Rome. Pas moyen d’organiser un territoire, comme avalent fait Triphon et Eunous en Sicile! Il fallait marcher, marcher, marcher... Spartacus a eu l’espoir de soulever —et c’était sa seule chance de succès— de soulever d’abord les esclaves des villes pour qu’ils se joignent a eux, et secundo les alliés, ces fameuses villes italiennes, qui venaient de se battre avec Rome pour avoir le droit d’être citoyens romains. Les deux lui ont fait défaut, pour des raisons très compréhensibles: les esclaves de villes pour les raisons que vous savez et que déjà Eunous et Triphon avaient éprouvées, et les citoyens italiens non romains parce qu’on ne s’acoquine pas avec des esclaves, et que d’ailleurs ils en ont profité pour dire aux Romains « Maintenant, c'est le moment de nous donner le droit de citoyenneté, hein ! » — qu’ils ont d’ailleurs partiellement reçu à ce moment.

Il commence par diviser ses forces en deux. Son ami Crixus avec 20.000 hommes marche vers l’Apulie — vous voyez l’Apulie, hein! — c’est-à-dire qu’il part du Vésuve, il va vers le sud-est. Tandis que Spartacus monte vers les Apennins avec le reste de la troupe.

Les Romains se décident à envoyer cette fois-ci deux consuls avec de vraies légions. pas encore les légions très entraînées qui se trouvaient là en Gaule cisalpine et en Espagne et un peu partout. Cette fois-ci, Spartacus et ses hommes ne se trouvent plus devant des milices urbaines, mais se trouvent devant de vraies légions, pas encore les durs des durs, mais des vrais quand même.

Les consuls se partagent en deux, l’un poursuivant Crixus et ses 20.000 hommes, l’autre se portant au-devant de Spartacus. Il faut dire que Gentilius, le consul qui poursuit Crixus gagne cette bataille, écrase Crixus et ses 20.000 hommes, et puis se met à la poursuite de Spartacus.

Que fait Spartacus ? Il se lance, comme si de rien n’était, contre celui qui vient à sa rencontre par le nord. L’écrase. Puis, il se retourne contre celui qui le poursuit venant du sud, et il l’écrase. Et il commet la seule atrocité qu’il ait commise... Œil pour œil, dent pour dent... Il oblige ses prisonniers romains à se mettre nus, à prendre un couteau et a faire du combat de gladiateurs par paires. C’est horrible. Mais on comprend. On comprend. Ils avaient fait cela des années durant pour le plaisir des Romains. Il était juste que ceux qui s’étaient amusés à voir ça, le fassent a leur tour.

Maintenant va commencer pendant trois ans une épopée militaire absolument extraordinaire. Il monte vers le nord, vers la Gaule. On peut supposer, à ce moment-là, que son idée est de traverser les Alpes et de s’enfuir. Il se heurte aux légions cantonnées en Gaule cisalpine et qui se trouvent sous le commandement d’un consul qui s’appelle Caïus. Il les détruit. Et puis, il ne continue pas vers le nord ; on ne comprend pas pourquoi. Il redescend vers le sud. Il se heurte à de nouvelles légions et les détruit.

A ce moment, le Sénat, qui voit ses meilleures légions détruites, ses soldats obligés de se battre comme des gladiateurs, ses consuls couverts de honte, confie le commandement de l’armée chargée de combattre Spartacus à Crassus. Crassus le riche. Crassus essaie d’acculer Spartacus dans un coin. Spartacus se prête à cette manoeuvre, car maintenant Spartacus a une idée. Spartacus se dit: « Il faut que j’aille en Sicile; là, j’ai un territoire, et je puis avec beaucoup plus de chance que ne l’ont fait Eunous et Triphon, créer un état indépendant d'hommes libres, anciens esclaves en Sicile; je vais opposer la Sicile, terre libre, à Rome, terre d’esclaves ». Est-ce que vous comprenez bien?

Impossible d’aller vers Messine. Il gagne vers Tarente. Est-ce que vous me suivez bien ? Vous voyez bien l’Italie, hein ! Crassus le suit et coupe tout simplement par un vallum la péninsule de Tarente. Les navires, appartenant à des pirates, que Spartacus avait payés comptant, avec le trésor qu’il avait amassé au cours de ses batailles, lui font défaut. probablement achetés par Crassus. Et le voilà acculé, la mer dans le dos, dans le sud, l’est et l’ouest, la tranchée de Crassus dans le nord. Il semble perdu. Eh bien, non ! Il gagne là sa plus extraordinaire bataille. Il fonce sur le centre de l’armée de Crassus, qui tout de même avait dû s’étendre sur toute la largeur de la péninsule, le traverse, la prend à revers; il fait exactement le mouvement que fait aujourd’hui une colonne blindée; c’est ce qu’on appelle un mouvement en fougasse: il perce, il se rabat; et il détruit l’armée de Crassus.

La troisième année commence, au cours de laquelle c’est un véritable jeu de cache-cache entre Spartacus et ses hommes et les armées de Crassus. Finalement, au cours d’une grande bataille, la dernière, que Spartacus a acceptée peut-être en désespoir de cause, sachant qu’à cette éternelle errance il n’y aurait pas de fin, les esclaves ont été décimés.

Spartacus est mort au cours de cette bataille. Il est mort au cours de cette bataille d’un coup de lance qui lui a été donné dans la cuisse, nous raconte Appien, et puis tous se sont jetés sur lui et on l’a coupé en morceaux. On n’a jamais retrouvé son cadavre.

Comme le dit Brisson, cette mort anonyme, où il rejoignait les cadavres de ses camarades, est peut-être la plus digne, la plus grande, que Spartacus pouvait avoir.

Mais 6.000 hommes étaient tombés vivants, outre les femmes qui ont été toutes massacrées, 6.000 hommes étaient tombés vivants entre les mains de Crassus qui, pour faire un exemple, les a crucifiés, tous les 6.000, sur 6.000 croix, tout le long de la vole Appienne, depuis Capoue jusqu’aux portes de Rome. Les uns ont trouvé ça très bien, disant: « Oui, ces croix exemplaires sont indispensables; ça maintiendra les esclaves dans l’obéissance » . Les autres lui ont reproché ce gaspillage non pas de chair, mais de bois: 6.000 croix! 6.000 arbres qu’il a fallu abattre! Que de bois! Ces 6.000 croix qui marquaient la défaite des esclaves et leur enlevait pour toujours l’espoir de se relever encore, sont le prélude, dit Mauriac, de la croix du Christ, qui en est le prolongement exact. Et, comme le dit admirablement Engels, la révolution des premiers chrétiens a su vaincre dans le domaine de la mythologie parce que Spartacus avait été vaincu dans le domaine des faits.

Dans le fait, il n’y a plus eu de révolte d’esclaves. Pourquoi? Matés? Oui, pour un temps. Mais on ne matte pas longtemps une classe qui est porteuse de l’avenir. Et si les esclaves avaient été porteurs de l’avenir, ils se seraient relevés encore. On a maté plus effroyablement encore les ouvriers de la Commune de Paris. Je vous parlerai de la Commune de Paris et vous verrez que monsieur Thiers a fait bien pire que Crassus. Mais ils se sont relevés en 1905, et ils ont remporté la victoire en 1917. Une classe porteuse de l’avenir ne se laisse pas abattre par une défaite. Les morts font figure de martyrs et de héros, et sont présents dans la mémoire des combattants; ils guident le combat des générations futures.

Mais trois choses ont entraîné la défaite de Spartacus. La première, c’est qu’il n’avait pas d’arrière-pays où s’appuyer. La seconde, c’est que ce n’étaient pas les esclaves qui étaient appelés à remplacer les sénateurs; c’étaient les cavaliers, et, après eux, des propriétaires fonciers d’un autre ordre. Et la troisième raison, beaucoup plus simple et beaucoup plus terre-à-terre, c’est qu’après ça, on a partagé la terre et on y a installé des colonies de vétérans, de vieux soldats; ce qui fait que les esclaves n’ont plus pu se rassembler, comme ils se rassemblaient jadis dans ces immenses champs latifundiaires, mais qu’ils étaient dispersés, et que, entre eux, se trouvaient toujours ces colons, anciens militaires.

Ce sont là les raisons de la défaite de Spartacus. Quoi qu’il en soit, le nom de Spartacus ne s’est jamais perdu.

Nous ne possédons qu’une seule effigie de Spartacus. Elle se trouve a Pompéi, dans une des galeries par lesquelles on arrive dans le centre d’une villa qui s’appelle la villa du prêtre Amancius, et où Spartacus est représenté au moment ou il reçoit son coup d’épée. La peinture est contre lui, elle est illustrée de légendes, d’écritures, en langage osque — qui est le langage qu’on parlait aux environs de Pompéi — et où il est représenté lui, Spartacus, comme le vaincu, et où on considère comme Felix —ce qui vent dire « béni des dieux » , celui qui est heureux au regard des dieux — celui qui lui donne le coup de lance.

On n’a pas retrouvé son cadavre. Nous ne possédons qu’une seule image qui le représente, et encore infidèlement. Mais son nom, son souvenir, ne se sont jamais perdus. Il a traversé toute l’histoire et a tenu chaud au cœur des opprimés.

En Allemagne, après la guerre de 14-18, c’est sous le nom de Spartacus-Bewegung que les gens qui gravitaient, les ouvriers qui gravitaient autour de Liebknecht et de Rosa Luxembourg, ont mené leur bataille. Eux aussi, ont été vaincus et assassinés.

Le nom de Spartacus est aujourd’hui un nom glorieux qui symbolise ceux qui préfèrent la mort à l’esclavage.